— Prends ton vol, et va-t’en sur la plaine, jusqu’à la maison des noyers. Là, tu informeras les parents que Delphine et Marinette ont fait l’école buissonnière pour cueillir des fraises au bois. Ne te trompe pas : c’est Delphine et Marinette.
Il arriva tout ce que le renard avait prévu : en rentrant chez elles, les petites furent grondées par leurs parents, fouettées, et puis mises au pain sec.
— Ce n’est pas en manquant l’école, disaient-ils, que vous apprendrez à faire une belle lettre à votre oncle Alfred !
Au fond, ils avaient raison, et dans un autre moment, les petites en auraient convenu les premières.
Mais tandis qu’elles déjeunaient d’un morceau de pain et d’un verre d’eau, les parents mangeaient justement un poulet qu’une automobile avait écrasé dans la matinée. C’était une malchance. Delphine et Marinette, regardant et humant le rôti, songeaient au discours du renard, et le dépit les empêchait d’avoir les remords qu’il aurait fallu.
— Moi, déclara Marinette avec effronterie, je n’aime pas le poulet. Alors, je ne suis pas fâchée d’être au pain sec.
— Moi, dit Delphine, je ne comprends même pas qu’on puisse manger des poulets. Ils sont si gentils.
D’abord, les parents se contentèrent de sourire, disant qu’il valait mieux pour elles, en effet, de ne pas aimer le poulet (puisqu’elles en étaient privées). Mais comme elles parlaient d’injustice, ils se fâchèrent tout de bon.
— J’avais mis de côté pour vous une aile et une cuisse, que vous auriez mangées ce soir, dit leur maman. Mais puisque vous répondez à vos parents, vous serez encore au pain sec. Voilà qui vous apprendra.
Delphine et Marinette avaient envie de pleurer ; on ne leur vit point de larmes, pourtant. Mais après le repas, quand elles furent seules dans la cour, elles parlèrent très mal de leurs parents.
— Tout de même, disait Marinette, le renard avait raison, tout à l’heure. Il nous avait bien prévenues.
— On peut dire qu’il les connaît les parents, lui.
— Tu te rappelles ce qu’il disait ? Les parents s’amusent à être injustes.
— Et c’est bien vrai qu’ils sont méchants. Je suis sûre que s’ils pouvaient nous faire cuire…
Elles se montaient la tête et il ne pouvait rien en résulter de bon. Ensemble, elles allèrent trouver le coq de la maison, qui était à plumes bleu et or, et lui dirent un grave mensonge qu’elles avaient concerté :
— Coq, nous venons d’apprendre une triste nouvelle : il y aura, dimanche, grande fête au village et les maîtres ont décidé d’accommoder toutes les poules, tous les poulets et tous les coqs, parce qu’ils veulent en donner aux pauvres. Ils disent que la fête sera très belle, mais nous avons bien du chagrin pour vous.
Et sur le chemin de l’école, elles s’arrêtaient auprès de tous les coqs de rencontre pour leur dire la même chose. Le bruit d’un grand péril se répandit dans toutes les basses-cours et dans l’après-midi, quand le coq noir fit le tour du village pour proclamer la liberté, il prêcha des frères plus qu’à moitié convaincus.
Le lendemain matin, à l’heure où les fermes s’éveillent, tous les coqs du village, après un chant d’adieu et d’espérance, menèrent leurs familles au lieu du rendez-vous, qui était un champ d’orge haute, et de là partirent pour la grande aventure. Cela faisait un immense troupeau de six cent cinquante têtes, sans compter les poussins et quelques douzaines de canetons qui avaient entendu parler des étangs de la forêt.
Le petit coq noir allait en avant, le jabot plus bombé encore qu’au jour d’avant, et la tête verdoyante d’une couronne de laurier-sauce que son peuple lui avait tressée. Mais c’était un bien funeste présage que ce laurier-sauce.
Au fond des bois, la volaille ne tarda pas à murmurer que la liberté lui coûtait cher. Le renard avait fait à ses hôtes le plus tendre accueil et avait échangé des serments fraternels avec tous les chefs de famille. Il s’ingéniait à leur rendre agréable et facile le séjour de la forêt, et dépensait toutes les ressources de son éloquence à les persuader qu’ils étaient au paradis de la volaille. Cependant, il ne se passait pas un jour qu’il ne disparût à la fois, un poulet, un coq, une geline, et parfois même davantage. Et il n’était pas difficile d’observer que le renard avait une mine superbe, les joues pleines, le poil luisant et le ventre rebondi.
Le coq noir, qui gardait néanmoins sa couronne de laurier, devenait chaque jour plus soucieux et ne dissimulait pas son mécontentement au renard. Celui-ci se défendit d’abord d’être pour rien dans la disparition des volailles.
— La fouine et la belette auront déjà trahi les promesses qu’elles m’ont faites, mais j’y mettrai bon ordre.
Mais, un jour, il lui fallut bien avouer son forfait, car des plumes de poule étaient restées collées à son museau sanglant.
— Pour une fois, dit-il au coq, j’ai dû montrer quelque sévérité. Cette poule que j’ai mangée avait très mauvais esprit, elle aurait fini par nous causer des ennuis. Il est bon que je fasse un exemple de temps en temps.
Une autre fois, le coq tenait la preuve qu’il venait de faire trois victimes dans la journée. Aux reproches qu’il s’entendit faire, le renard répondit avec impudence :
— C’est vrai et tu m’en vois bien fâché. Mais j’ai décidé que, jusqu’à nouvel ordre, je mangerais chaque jours deux ou trois poules choisies parmi les plus sottes et les plus laides, qui déparent le reste du troupeau.
Le coq n’était pas dupe, mais il s’était trop compromis par son zèle des premiers jours pour oser, devant ses frères, convenir qu’il les avait mis dans un mauvais pas.
Il s’efforçait, au contraire, de les apaiser, attribuant à la fouine et à la belette les crimes abominables du renard.
— Ayez patience, disait-il, c’est un mauvais moment à passer, mais nous ne tarderons plus guère à avoir des dents et nous serons les véritables maîtres de la forêt.
Delphine et Marinette venaient au bois le plus souvent qu’elles pouvaient, mais le coq, parce qu’il redoutait les représailles du renard, ne leur parlait pas de ses inquiétudes. Les petites voyaient bien qu’il était triste, mais la mélancolie est un des effets ordinaires de la gloire, qu’elles ne soupçonnaient rien de la vérité.
Elles se réjouissaient d’avoir joué un bon tour à leurs parents en les privant, à leur tour, de manger du poulet.
Mais un jour, le renard, pour un festin dont il régalait deux de ses parents, ayant sacrifié douze victimes (sans compter les poussins et les canetons), les petites trouvèrent le coq en larmes, qui les mit au courant.
Elles connurent enfin la honte et le remords de leur mauvaise action.
— Coq, dit Marinette en pleurant, il faut rentrer aujourd’hui même dans les poulaillers.
— Vous allez tous venir avec nous, ajouta Delphine, je vais informer les poules de ce qui s’est passé.
Le renard, qui avait écouté toute la conversation, surgit d’entre les branches d’un fourré en compagnie de deux de ses parents. Il n’avait plus la physionomie agréable des autres jours. Ses oreilles bougeaient sur sa tête et il grinçait des dents avec un air méchant.
— Par exemple ! s’écria-t-il, ne voyez-vous pas ces deux gamines qui prétendent me retirer le pain de la bouche ? Vous êtes trop curieuses, petites, et vous en savez trop long ! Mais ne vous flattez pas que vous avertirez vos parents, car mes deux cousins et moi, nous allons vous manger !
Les petites se mirent à crier et à courir de toutes leurs forces vers la lisière du bois. Heureusement, le renard et ses deux cousins étaient lourds du grand festin qu’ils venaient de faire, elles purent prendre un peu d’avance et, essoufflées, grimper dans un acacia au bord de la plaine. Leurs grands cris alertèrent les parents qui vinrent les délivrer. On les ramena au village avec le restant des volailles qui étaient encore quatre cent soixante-dix.