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Et elle jeta un coup d’œil sur la grosse horloge murale en bougonnant.

Terens, Rik et Valona se faufilèrent prudemment au milieu de la foule. Comme si la présence de ses compatriotes lui déliait la langue, la Florinienne se mit à chuchoter avec volubilité :

— Je n’ai pas pu faire autrement que de venir, Prud’homme. J’étais tellement inquiète pour Rik. J’avais peur que vous ne le rameniez pas et…

— Mais comment avez-vous fait pour entrer dans la Cité haute ? s’enquit Terens sans tourner la tête, tout en continuant à se frayer son chemin dans la foule passive.

— Je vous ai suivis et je vous ai vus monter dans l’ascenseur.

Quand il est redescendu, j’ai dit à l’employé que j’étais avec vous et il m’a fait monter à mon tour.

— Sans difficulté ?

— Je l’ai un petit peu bousculé.

— Par tous les démons de Sark ! gronda Terens.

— J’étais bien forcée, expliqua plaintivement Valona. Et puis, j’ai vu les patrouilleurs vous indiquer un bâtiment. J’ai attendu qu’ils s’en aillent et j’ai pris le même chemin. Seulement, je n’ai pas osé entrer. Comme je ne savais pas trop quoi faire, je me suis cachée jusqu’au moment où vous êtes ressortis. Quand le patrouilleur vous a arrêtés…

— Eh ! vous, là-bas ! – C’était la voix tranchante et impatiente de la réceptionniste. Elle était debout, à présent, et le tapotement sec de son stylet de métal sur le bureau fit taire les conversations.  – On essaye de s’en aller ? Venez ici. Vous ne partirez pas avant qu’on vous ait examinés. Pas de tirage au flanc sous prétexte de visites médicales ! Revenez !

Mais le trio était déjà dehors, dans la demi-pénombre de la Cité Basse, plongé dans le tumulte et les odeurs de ce que les Sarkites appelaient le « quartier indigène ». A nouveau, le niveau supérieur n’était plus qu’un plafond. Si Valona et Rik étaient soulagés d’avoir échappé à l’étouffante opulence de la ville sarkite, l’anxiété qui habitait Terens ne s’était pas atténuée. Ses compagnons et lui étaient allés trop loin : ils ne se trouveraient plus en sécurité nulle part.

Il ressassait encore ces sombres réflexions quand Rik poussa un cri d’alarme.

Terens sentit un goût de sel dans sa bouche.

Le spectacle qui s’offrait à ses yeux était Peut-être le plus effrayant que les indigènes de la Cité Basse Pouvaient imaginer. On eût dit qu’un oiseau géant fondait sur eux, tombant comme une pierre d’une des ouvertures qui béaient dans la surface séparant les deux moitiés de la Cité. Il occultait le soleil et l’ombre menaçante qui baignait le secteur se faisait plus dense. Il ne s’agissait pas d’un oiseau mais d’une voiture de patrouille armée.

Les indigènes s’égaillèrent en hurlant. Même ceux qui n’avaient pas de raisons particulières d’avoir peur s’enfuirent. Un homme qui se trouvait sur le chemin du véhicule s’écarta à contrecœur. Il marchait d’un bon pas, songeant probablement à ses affaires, quand tout s’était brusquement assombri.  – Il regardait autour de lui, îlot de sérénité au cœur du tumulte. De taille moyenne, il était si large d’épaules que cela lui donnait presque un air grotesque. L’une de ses manches de chemise, fendue dans le sens de la longueur, révélait un bras aussi épais qu’une cuisse.

Terens hésitait ; sans lui, Rik et Valona étaient incapables de faire quoi que ce fût. Son incertitude devenait fébrilité. Fuir ?

Mais où aller ? Rester ? Mais que faire ? Il y avait une chance pour que les patrouilleurs fussent à la recherche de quelqu’un d’autre mais compte tenu du fait qu’un des leurs gisait, inanimé, dans la bibliothèque, c’était là une chance quasiment négligeable.

L’homme aux épaules carrées s’approcha d’une allure à la fois rapide et pesante. Arrivé à la hauteur du trio, il s’arrêta un court instant comme s’il était indécis et dit sur le ton de la conversation :

— Boulangerie Khorov. Deuxième à gauche. Après la blanchisserie.

Puis il pivota sur ses talons et s’éloigna.

— En avant ! murmura Terens.

Et il prit le pas de course.

Il transpirait d’abondance. Il entendait, dominant le vacarme, les ordres aboyés par les patrouilleurs. Tonitruer était leur façon naturelle de s’exprimer. Terens jeta un coup d’œil derrière lui. Une demi-douzaine de représentants des forces de l’ordre sautaient au bas de leur véhicule et se déployaient en éventail. Ils auraient la tâche facile : dans sa satanée tenue de Prud’homme, il était aussi visible qu’un des piliers qui soutenaient la Cité Haute !

Deux patrouilleurs se précipitaient dans sa direction. Terens ignorait s’ils l’avaient repéré ou pas mais cela s’avéra sans importance : l’un et l’autre entrèrent en collision avec le gros bonhomme qui lui avait adressé la parole quelques secondes auparavant, suffisamment près de lui pour que rien ne lui échappât, ni les beuglements du type en question ni les jurons perçants des patrouilleurs. Terens poussa Rik et Valona dans la rue latérale.

Une enseigne lumineuse délabrée, rompue en plusieurs endroits, signalait la boulangerie Khorov ; d’ailleurs, la délicieuse odeur qui s’échappait par la porte ouverte ne laissait pas de place au doute. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à entrer. Ils entrèrent.

Un vieillard émergea de l’arrière-boutique où l’on distinguait la lueur, tamisée par la farine, des fours à radar. Il n’eut pas le temps de demander aux nouveaux venus la raison de leur présence. A peine Terens eut-il commencé d’expliquer : « Un gros homme… » en écartant les bras pour mieux se faire comprendre que le cri de « Patrouilleurs ! Patrouilleurs ! » retentit au-dehors. Le vieux lança d’une voix rauque :

— Par ici ! Vite !

Terens eut un haut-le-corps.

— Là-dedans ?

— Celui-ci est faux, répondit le vieillard.

L’un après l’autre, Rik, Valona et Terens se glissèrent à l’intérieur du four. Il y eut un léger déclic ; la paroi du fond glissa et s’ouvrit, révélant une petite pièce sombre.

Ils attendaient. L’aération laissait à désirer et l’arôme du pain qui cuisait aiguisait la faim sans l’assouvir. Valona souriait à Rik en lui tapotant machinalement la main de temps en temps. L’amnésique avait le visage congestionné et son regard était vide.

— Prud’homme…, murmura Valona.

Rik la fit taire d’un sec « Pas maintenant, je t’en prie, Lona ! » prononcé dans un souffle. Il s’essuya le front d’un revers de la main et se plongea dans la contemplation de ses phalanges humides.

Un claquement métallique, amplifié par l’exiguïté de leur cachette, retentit. Terens se raidit et, sans presque se rendre compte de ce qu’il faisait, se mit en garde, les poings fermés.

Le gros homme de tout à l’heure introduisit ses monstrueuses épaules par l’ouverture. Il y avait tout juste assez de place.

Il considéra Terens d’un air amusé.

— Allons, mon vieux On ne va pas se battre !

Terens considéra ses poings ; ses bras retombèrent le long de son corps.

L’autre était nettement en plus mauvais état qu’au moment de leur première rencontre. Il n’avait pour ainsi dire plus de chemise et l’une de ses joues s’ornait d’une ecchymose qui était en train de virer au violet. Ses yeux minuscules disparaissaient dans les plis des paupières.

— Ils ont arrêté les recherches, annonça-t-il. Vous avez peut-être faim ? Ici, le régime n’est pas luxueux mais il y a largement de quoi faire. Qu’est-ce que vous en pensez ?

La Cité était plongée dans la nuit. Les feux de la Cité Haute éclairaient le ciel sur des milles et des milles mais, dans la Cité Basse, l’obscurité était écrasante. Le rideau de la boulangerie était soigneusement tiré pour camoufler la lumière, illégale après le couvre-feu.