Rik se sentait mieux maintenant qu’il avait pris un repas chaud. Sa migraine commençait à se calmer. Ses yeux se posèrent sur la joue tuméfiée du gros homme. Timidement, il demanda :
Ils vous ont fait mal, monsieur ?
— Un peu, répondit l’autre. Mais ce n’est pas grave. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours dans ce métier. – Son rire découvrit une puissante denture. – Il a bien fallu qu’ils reconnaissent que je n’avais rien fait. Mais je m’étais trouvé sur leur chemin quand ils étaient en train de pourchasser quelqu’un d’autre. La manière la plus simple de se débarrasser d’un indigène qui bloque le chemin…
Il fit le geste d’assener un coup de crosse imaginaire.
Rik eut un mouvement de recul, et Valona tendit un bras protecteur.
Le gros homme s’adossa au mur et crachota pour expulser les bribes de nourriture demeurées entre ses dents.
— Je me nomme Matt Khorov mais on m’appelle simplement le Boulanger. Et vous, qui êtes-vous ?
Terens haussa les épaules.
— Eh bien…
— Je vois, fit le Boulanger. Ce qu’on ignore ne peut nuire à personne, n’est-ce pas ? Peut-être. Peut-être. N’empêche que vous pouvez me faire confiance. Je vous ai fait échapper aux patrouilleurs, pas vrai ?
— Oui, et nous vous en remercions. – Terens ne parvenait pas à mettre de la cordialité dans sa voix. – Comment savez-vous que c’était à nous qu’ils en avaient ? Il y avait des tas de gens qui couraient.
Khorov sourit.
— Aucun ne faisait la même tête que vous. Vos têtes, on aurait pu s’en servir à la place de craie !
Terens s’efforça de lui rendre son sourire. Le résultat n’était pas très convaincant.
— J’avoue ne pas bien comprendre pourquoi vous avez ainsi risqué votre vie. Merci quand même. Ce n’est pas grand-chose, un « merci », mais je ne peux pas vous manifester autrement ma gratitude pour le moment.
— Je ne vous demande rien. J’agis ainsi aussi souvent que possible. Pas pour des raisons personnelles. Si les patrouilleurs font la chasse à quelqu’un, je fais de mon mieux pour venir en aide à leur proie. Les patrouilleurs, je les déteste.
Valona en resta bouche bée.
— Ça ne vous cause pas d’ennuis ?
— Bien sûr que si. Vous n’avez qu’à regarder. – Il posa délicatement le doigt sur sa joue déchirée. – Mais j’espère que vous ne pensez pas que je me laisse intimider pour si peu ? C’est pour ça que j’ai fabriqué ce four bidon. Grâce à lui, les patrouilleurs ne peuvent pas m’attraper et utiliser les grands moyens.
Dans les yeux écarquillés de Valona, on pouvait lire de la peur et de la fascination.
— Et pourquoi pas ? poursuivit le Boulanger. Savez-vous combien il y a d’Écuyers sur Florina ? Dix mille, Combien de patrouilleurs ? Peut-être vingt mille. Et nous sommes cinq cents millions d’indigènes. Si nous nous unissions contre eux.
Il fit claquer ses doigts.
Terens l’interrompit :
— Nous aurions en face de nous des fusils-aiguilles et des canons fulgurateurs, Boulanger.
— Ouais, faudrait qu’on en ait quelques-uns, nous aussi, répliqua Khorov. Vous, les Prud’hommes, vous vivez trop près des Écuyers. Vous avez peur d’eux.
L’univers de Valona basculait. Cet homme se battait contre les patrouilleurs et il parlait au Prud’homme avec une assurance désinvolte. Elle dénoua doucement les doigts de Rik qui ne lâchait pas sa manche, et lui dit de dormir. Ce fut à peine si elle le regarda. Elle voulait écouter ce que cet homme avait à dire.
— Même avec leurs fusils-aiguilles et leurs canons fulgurateurs, continuait-il, les Écuyers ne pourraient pas être les maîtres de Florina sans l’aide de cent mille Prud’hommes.
Terens prit un air outragé mais le Boulanger enchaîna :
— Tenez… regardez-vous, par exemple. Quels jolis vêtements propres. – Elégants. Je parie que vous avez aussi une gentille petite bicoque avec une bibliothèque, un véhicule personnel et pas de couvre-feu. Vous pouvez même vous rendre dans la Cité Haute si ça vous chante. Les Écuyers ne vous donneraient pas tout ça pour rien.
Terens jugeait que ce n’était pas le moment de se mettre en colère.
— D’accord, dit-il. Mais que voulez-vous que les Prud’hommes fassent ? Qu’ils se battent avec les patrouilleurs ? Quel avantage en retirerait-on ? Je reconnais que je maintiens l’ordre dans mon village et que je veille à ce qu’il livre son quota mais j’empêche mes administrés d’avoir des ennuis. J’essaye de les aider dans les limites qu’autorise la loi. N’est-ce pas déjà quelque chose ? Un jour…
— Ah oui ! Un jour ! Qui peut attendre qu’il arrive, ce jour ? Quand nous serons morts, cela nous sera bien égal de savoir qui gouvernera Florina.
— D’abord, je hais les Écuyers autant que vous. Et puis…
Terens s’interrompit et rougit.
Le Boulanger éclata de rire.
— Continuez ! Répétez ça. Ce n’est pas moi qui vous dénoncerai parce que vous haïssez les Écuyers. Qu’avez-vous fait pour être recherché par les patrouilleurs ?
Terens garda le silence.
— Je vais essayer de deviner. Quand ils me sont tombés dessus, ils étaient tout ce qu’il y a de furieux. Vraiment furieux, je veux dire, pas simplement parce que les Écuyers leur avaient ordonné de l’être. Je les connais et je ne me trompe pas. Cela ne peut s’expliquer que d’une seule façon : vous en avez démantibulé un. Ou peut-être même que vous l’avez tué.
Terens n’ouvrit pas la bouche.
— Vous avez raison de la boucler, Prud’homme, reprit le Boulanger sans rien perdre de son affabilité, mais trop de prudence nuit, vous savez. Vous avez besoin d’aide. Ils savent qui vous êtes.
— Non, rétorqua vivement Terens.
— On a dû contrôler vos papiers dans la Cité Haute.
— Qui a dit que j’y suis allé ?
— C’est une hypothèse. Je parie que vous y êtes allé.
— Ils ont regardé ma carte mais trop rapidement pour avoir lu mon nom.
— Mais assez pour savoir que vous êtes un Prud’homme. Ils n’ont plus maintenant qu’à trouver un Prud’homme qui se soit absenté de sa circonscription aujourd’hui ou qui soit incapable de rendre compte de son emploi du temps. Il est probable que les lignes téléphoniques sont en train de chauffer à blanc d’un bout à l’autre de Florina à l’heure qu’il est. Si vous voulez mon avis, vous êtes dans le pétrin.
— Peut-être.
— Il n’y a pas de peut-être, vous le savez bien. Est-ce que vous voulez un coup de main ?
Le dialogue avait lieu à voix basse. Rik s’était endormi, couché en chien de fusil dans un coin. Le regard de Valona se posait successivement sur chacun des deux hommes.
Terens secoua la tête.
— Non merci… Je… je m’en sortirai.
Le jovial Boulanger se mit à rire.
— Cela m’intéressera de voir comment vous vous y prendrez ! Ne me méprisez pas parce que je n’ai pas d’instruction. J’ai autre chose. Réfléchissez donc à tout cela cette nuit. Peut-être finirez-vous par conclure que vous avez besoin d’un coup de main.
Valona avait les yeux ouverts dans l’obscurité. Elle était étendue sur une simple couverture posée à même le sol mais qui était à peine moins confortable que les lits auxquels elle était accoutumée. Dans le coin opposé, Rik dormait profondément sur une seconde couverture. Il dormait toujours comme un plomb quand il était énervé et avait eu la migraine.