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Quand le Prud’homme avait refusé le lit que lui avait proposé le Boulanger, ce dernier avait ri aux éclats (il semblait que tout lui fût prétexte à rire) et il avait éteint, disant que si Terens avait envie de rester assis dans les ténèbres, il n’y voyait aucun inconvénient pour sa part.

Valona ne parvenait pas à trouver le sommeil. Pourrait-elle jamais dormir, à présent ? Elle avait assommé un patrouilleur !

Inexplicablement, elle se prit à songer à son père et à sa mère.

Elle n’avait d’eux qu’un souvenir brumeux. Au cours des années, elle avait presque réussi à les oublier. Mais, maintenant, voilà qu’elle se rappelait les conversations tenues à voix étouffée la nuit, quand ses parents la croyaient endormie. Elle se rappelait des visiteurs furtifs.

Un soir, les patrouilleurs l’avaient réveillée pour lui poser des questions incompréhensibles auxquelles elle s’était efforcée de répondre. Depuis, elle n’avait plus jamais revu ses parents. On lui avait dit qu’ils étaient partis et, le lendemain, On l’avait placée alors que les enfants de son âge avaient encore deux années à s’amuser avant de travailler. Les gens la dévisageaient quand elle passait et les autres gosses n’avaient pas le droit de jouer avec elle, même après la journée. Elle avait appris à se passer de la compagnie d’autrui. A se taire. Et puis on l’avait appelée « la Grande Lona », on se moquait d’elle et on prétendait qu’elle était faible d’esprit.

Pourquoi le dialogue de tout à l’heure lui avait-il fait penser à ses parents ?

— Valona…

La voix était si proche qu’elle sentit un souffle léger caresser ses cheveux, si basse qu’elle l’entendait à peine. Elle se raidit, moitié par peur, moitié par embarras. Il n’y avait qu’un drap sur son corps nu.

C’était le Prud’homme.

— Ne faites rien, chuchota-t-il. Ecoutez-moi seulement. Je sors. La porte n’est pas fermée. Mais je reviendrai. Vous m’entendez ? Vous avez compris ?

Elle tâtonna à la recherche de la main de Terens et la serra. Il en fut satisfait.

— Et ayez L’œil sur Rik, ajouta-t-il. Ne le perdez pas de vue. Encore une chose, Valona… – Terens s’interrompit. Enfin, après un long silence, il reprit : – Méfiez-vous quand même de ce Boulanger. Je ne connais rien de lui. M’avez-vous compris ?

Elle perçut un léger mouvement, un lointain grincement plus faible encore. Terens n’était plus dans la pièce. Valona se dressa sur un coude. Il n’y avait pas un bruit en dehors de sa respiration et de celle de Rik.

Elle ferma les paupières, essayant de réfléchir. Pourquoi le Prud’homme qui savait tout l’avait-il mise en garde contre le Boulanger qui détestait les patrouilleurs et les avait sauvés tous les trois ? Pourquoi ?

Elle ne voyait qu’une chose : le Boulanger avait été là. Quand la situation avait semblé être sans issue, il était arrivé et il avait agi vite. Presque comme si tout cela avait été combiné d’avance. Ou comme si le Boulanger avait attendu les événements.

Elle secoua la tête. C’était étrange. Si le Prud’homme n’avait pas parlé ainsi, jamais une idée pareille ne lui serait venue.

Le silence fut brisé par une voix bruyante et détachée :

— Ohé ! Vous êtes toujours là ?

Elle se figea quand un faisceau de lumière se posa sur elle. Puis elle se détendit et remonta le drap jusqu’à son cou.

Elle n’avait pas besoin de s’interroger sur l’identité du nouveau venu : sa silhouette épaisse et ramassée se détachait dans la pénombre derrière la lampe.

— Je croyais que vous seriez partie avec lui, vous savez, dit le Boulanger.

— Qui, monsieur ? demanda faiblement Valona.

— Le Prud’homme. Vous savez parfaitement qu’il est parti. Ne perdez pas votre temps à faire semblant de ne pas être au courant.

— Il va revenir, monsieur.

— Il vous a dit ça ? Eh bien, il s’est trompé. Les patrouilleurs le captureront. Pas très finaud, votre Prud’homme. Sinon, il aurait compris que si on laisse une porte ouverte, c’est qu’on a une raison. Et vous ? Vous voulez aussi vous en aller ?

— J’attendrai le Prud’homme, monsieur.

— A votre guise. Seulement, vous risquez d’attendre longtemps. Partez quand cela vous chantera.

Brusquement, le faisceau de lumière se déplaça pour se braquer sur la figure mince et pâle de Rik dont les paupières se crispèrent automatiquement. Mais il ne se réveilla pas.

— Mais celui-là restera, reprit le Boulanger d’une voix songeuse. Je suppose que vous m’avez compris : si vous décidez de partir, la porte est ouverte. Mais elle n’est pas ouverte pour lui.

— Ce n’est qu’un pauvre garçon, un malade… commença Valona avec effroi.

— Vraiment ? Eh bien, les pauvres garçons malades, j’en fais collection. Il restera, Tâchez de vous en souvenir.

Le faisceau de lumière demeurait braqué sur le visage du dormeur.

CHAPITRE V

LE SAVANT

Il y avait un an que le Dr Selim Junz bouillait d’impatience, mais on ne s’habitue pas à l’impatience. Ce serait plutôt le contraire. Néanmoins, il avait appris une chose au cours de cette année : il était impossible de presser l’administration sarkite. D’autant moins que la plupart des fonctionnaires étaient des Floriniens transplantés qui avaient, par conséquent, le plus grand souci de leur dignité.

Un jour, il avait demandé au vieil Abel, l’ambassadeur Trantorien qui résidait depuis si longtemps sur Sark que ses bottes y avaient pris racine, pourquoi les Sarkites confiaient la direction des affaires publiques à des gens qu’ils méprisaient si cordialement.

Abel avait contemplé son gobelet rempli de vin vert en plissant des yeux.

— C’est une question de politique, Junz, avait-il répondu. De politique. Un problème de génétique appliquée réglé selon la logique sarkite. En soi, Sark n’est qu’une petite planète de dernier ordre qui n’a d’importance que dans la mesure où elle possède une inépuisable mine d’or, Florina. Aussi, tous les ans, les Sarkites écrèment les champs et les villages floriniens et emmènent sur Sark l’élite de la jeunesse florinienne pour la former. Les médiocres remplissent les papiers, répondent aux questionnaires, signent les formulaires. Ceux qui sont vraiment brillants repartent pour Florina et deviennent gouverneurs des villes indigènes. On leur donne le titre de Prud’homme.

Le Dr Junz, qui était essentiellement un spatio-analyste, nageait. Il l’avait avoué à son interlocuteur.

Abel avait braqué son index sur lui. Les reflets de son breuvage jouaient sur son ongle strié de vieilles cannelures, nuançant de vert sa teinte grise et jaunâtre.

— Vous ne ferez jamais un bon administrateur, Junz. Ne me demandez pas de vous recommander ! Réfléchissez : les éléments les plus intelligents de la population de Florina se laissent gagner à la cause sarkite puisque, tant qu’ils se mettent au service de Sark, ils sont bien traités alors que, s’ils font la fine bouche, ils ne peuvent dans le meilleur des cas espérer autre chose que retrouver leur mode de vie florinien. Et ce n’est pas une vie agréable, mon ami. Pas agréable du tout.

Il avait vidé son verre et poursuivit :

— De plus, ni les Prud’hommes ni les bureaucrates employés sur Sark ne peuvent avoir d’enfants sans perdre leur situation. Même s’il s’agit de Floriniennes. Bien entendu, les unions mixtes entre Sarkites et Floriniens sont hors de question. De cette façon, les plus valables des gènes floriniens sont perpétuellement retirés du circuit de telle sorte que, petit à petit, on aboutira à ce que Florina ne soit plus peuplée que de manœuvres.