Alors, les autres lui avaient parlé de Trantor, l’empire géant qui, au cours des siècles précédents, avait avalé la moitié des planètes habitées de la galaxie. Trantor, affirmaient-ils, détruirait Sark avec l’aide des Floriniens.
Mais, avait répliqué Terens – d’abord dans son for intérieur, à ses amis ensuite –, mais si Trantor était si grand alors que Florina était si petite, ne serait-il pas un maître encore plus puissant et encore plus despotique ? S’il n’y avait pas d’autre solution, mieux valait supporter la tyrannie de Sark. Le joug que l’on connaît est préférable au joug que l’on ignore.
On s’était gaussé de lui, on l’avait chassé en le menaçant de mort s’il révélait jamais ce qu’il avait entendu.
Il nota un peu plus tard que les conspirateurs disparaissaient les uns après les autres. Finalement, il ne resta plus que le petit Florinien rondouillard. De temps en temps, celui-ci prenait un nouveau venu à part mais il eût été imprudent de mettre la jeune victime en garde et de l’avertir que lui-même avait déjà été tenté et éprouvé de la même manière.
Terens accomplit même un stage au Département de la Sécurité, ce que peu de Floriniens pouvaient espérer. Un stage de courte durée du fait de l’autorité attachée à celui, quel qu’il fût, qui était appelé à servir dans cet organisme. Or, à sa grande surprise, Terens découvrit à cette occasion que les pouvoirs publics devaient briser de vraies conjurations. Des Floriniens et des Floriniennes parvenaient à fomenter des complots, en général secrètement alimentés par les fonds trantoriens. Il arrivait aussi que certains apprentis factieux pensassent que Florina pouvait se libérer sans appui extérieur.
Terens médita sur ce problème. Il parlait peu, s’appliquait à avoir un comportement anodin mais sa pensée était libre. Il exécrait les Écuyers, en partie parce qu’ils ne mesuraient pas vingt pieds, en partie parce qu’il n’avait pas le droit de regarder leurs femmes et en partie parce que, ayant été au service de quelques-uns d’entre eux, il avait constaté que, en dépit de leur arrogance, c’étaient des êtres bornés, pas plus cultivés que lui et, le plus souvent, moins intelligents.
Mais que faire pour échapper à cet esclavage personnel ? Troquer la stupidité des Écuyers sarkites contre la stupidité des Impériaux de Trantor ? A quoi bon ? Escompter que les paysans floriniens passent à l’action était extravagant. Il n’y avait pas d’issue.
Ce problème rongeait Terens depuis des années. Il le hantait quand il était étudiant, il le hantait quand il était devenu fonctionnaire et il continuait de le hanter maintenant qu’il était Prud’homme.
Et soudain, à la suite d’une série de circonstances particulières, la réponse dont il n’osait même pas rêver lui était apparue sous les espèces d’un individu insignifiant, un ancien spatio-analyste qui parlait d’un danger menaçant la vie de chaque Florinien et de chaque Florinienne.
A présent, Terens avait atteint les champs. La pluie nocturne touchait à sa fin et les étoiles luisaient d’un éclat chargé des senteurs du kyrt, ce kyrt qui était le trésor de Florina et sa malédiction.
Il ne nourrissait pas de vaines illusions. Il n’était plus Prud’homme. Il n’était même plus un libre paysan florinien mais un criminel en fuite, un fugitif obligé de se cacher.
Pourtant, quelque chose brûlait en lui. Pendant vingt-quatre heures, il avait eu entre les mains une arme plus puissante que toutes celles que l’on pouvait concevoir. Une arme contre Sark. C’était indiscutable. Il savait que les souvenirs de Rik étaient exacts, que Rik avait bien été un spatio-analyste, qu’il avait subi un lavage de cerveau qui avait presque détruit ses facultés intellectuelles. Et Rik se souvenait de quelque chose. Quelque chose de vrai, quelque chose de terrible… Quelque chose d’énorme !
Terens en était absolument certain.
Or, Rik se trouvait maintenant au pouvoir d’un homme qui prétendait être un homme florinien mais n’était en réalité qu’un agent de Trantor.
L’âpre goût de la colère envahit la bouche de Terens. Bien sûr que le Boulanger était à la solde des Trantoriens ! Dès le début, il en avait eu la certitude. Qui, parmi les habitants de la Cité Basse, eût disposé des capitaux nécessaires à la construction de fours à radar factices ?
Impossible de laisser Rik tomber au pouvoir de Trantor. Il ne le permettrait pas. Il n’y avait pas de limites aux risques que Terens était prêt à courir. Qu’importaient les risques ? Il était déjà passible de la peine de mort !
Une vague lueur commençait de faire pâlir le ciel. Il attendrait l’aube. Certes, tous les postes de la Patrouille possédaient son signalement mais il faudrait plusieurs minutes avant que sa présence soit signalée.
Et pendant ces brèves minutes, Terens serait encore un Prud’homme. Ce sursis lui donnerait le temps de faire une chose sur laquelle, même maintenant – même maintenant ! – il n’osait arrêter son esprit.
Dix heures après sa conversation avec le Commis, Junz rencontra à nouveau Ludigan Abel.
L’ambassadeur l’accueillit avec la cordialité superficielle qu’il affectait habituellement, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver en même temps un désagréable sentiment de culpabilité. Lors de sa première entrevue avec le savant (cela remontait à loin : près d’une année standard), il n’avait pas attaché d’attention au récit de son interlocuteur en tant que tel. Une seule préoccupation l’habitait alors : cette histoire pouvait-elle être utile à Trantor ?
Trantor ! Trantor occupait la première place dans les calculs de l’ambassadeur. Pourtant, ce dernier n’était pas de ces imbéciles adorateurs d’un amas stellaire ou de l’emblème jaune, frappé de l’Astronef et du Soleil, qui était l’insigne des forces armées trantoriennes. Autrement dit, Abel n’était pas un patriote au sens ordinaire du terme et, en soi, Trantor ne représentait rien pour lui.
Mais il avait le culte de la paix, un culte d’autant plus exigeant qu’Abel prenait de l’âge, qu’il appréciait la joie de savourer son vin, l’atmosphère saturée de douce musique et de parfums dont il aimait s’entourer, sa sieste de l’après-midi, l’attente sereine de la mort. C’étaient là des émotions que, pensait-il, tous les hommes devaient éprouver. Pourtant, les hommes étaient victimes de la guerre et de la destruction. Ils périssaient gelés dans le vide de l’espace, vaporisés par une explosion atomique, réduits à la famine sur une planète assiégée et bombardée.
Alors, comment imposer la paix ? Ni par le raisonnement, c’était bien évident, ni par l’éducation. Si, placé devant le dilemme paix ou guerre, l’homme était incapable de choisir la première et de refuser la seconde, quel argument supplémentaire pourrait donc le convaincre ? Qu’est-ce qui pouvait être plus éloquent que la condamnation de la guerre par la guerre même ? Quelle prouesse rhétorique aurait-elle le dixième de la force de persuasion d’une seule épave éventrée avec sa cargaison de spectres ?
En conséquence, pour mettre fin à l’emploi abusif de la violence, il n’y avait qu’une seule solution : la violence elle-même.
Abel avait dans son bureau une carte de Trantor conçue de façon à illustrer cette notion. C’était un ovoïde à la transparence cristalline où la galaxie était représentée en relief : ses étoiles étaient une blanche poussière de diamants, ses nébuleuses des filaments de lumière ou de brume et, dans ses profondeurs, luisaient quelques étincelles rougeoyantes qui figuraient l’ancienne république de Trantor.
La république originelle qui, quelque cinq cents années auparavant, avait été constituée en tout et pour tout de cinq planètes.
Mais il s’agissait d’une carte historique et c’était là l’état zéro, de la république. Quand on déplaçait d’un cran le curseur du cadran, on obtenait l’image de la galaxie cinquante ans plus tard : toute une gerbe d’étoiles se colorait alors en rouge aux alentours de Trantor.