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Elle avait eu peur quand il avait prononcé ses premiers mots. Cela s’était fait brutalement un jour où il avait longtemps gémi parce qu’il avait mal à la tête. Sa prononciation était bizarre. Elle avait voulu la corriger mais il n’avait rien voulu entendre.

Dès lors, elle se mit à craindre qu’il ne se rappelle trop de choses et ne finisse par la quitter. Elle n’était que Valona March que l’on surnommait la Grande Lona. Elle ne s’était pas mariée.

Elle ne se marierait jamais. Une fille comme elle, forte, avec de grands pieds et des mains rougies par le travail, ne pourrait jamais se marier. Elle n’avait jamais su que fixer avec une muette rancœur les garçons qui, les jours de fête, après le souper, semblaient ne pas la regarder. Elle était trop bien en chair pour se trémousser afin de les aguicher.

Jamais elle n’aurait de bébé à dorloter et à câliner. Ses compagnes avaient des nouveau-nés les unes après les autres, mais Valona en était réduite à jeter des coups d’œil furtifs à ces petites choses rouges, édentées et chauves, aux yeux plissés, qui serraient leurs poings débiles…

— Ce sera ton tour la prochaine fois, Lona.

— Quand auras-tu un bébé, Lona ?

Alors Valona battait en retraite.

Mais, quand il était arrivé, Rik était semblable à un nourrisson. Il fallait le faire manger, prendre soin de lui, le sortir au soleil, le calmer pour qu’il s’endorme quand ses migraines le torturaient.

Les gamins la poursuivaient en ricanant.

— Lona a trouvé un galant, criaient-ils. La Grande Lona a un galant tordu. Le galant de Lona est un rik.

Plus tard, quand Rik sut marcher seul (le jour où il avait fait ses premiers pas elle avait été aussi fière que s’il avait réellement eu un an au lieu d’en avoir plus de trente) et put circuler sans escorte dans les rues du village, ils avaient fait la ronde autour de lui, hurlant et riant aux éclats rien que pour voir un adulte terrorisé se cacher les yeux derrière les mains et se recroqueviller sans pouvoir leur répondre autrement que par des gémissements. Des dizaines de fois, Valona avait dû sortir et les menacer en agitant ses poings massifs.

Les grandes personnes elles-mêmes avaient peur de ses poings. Elle avait envoyé au tapis son chef d’équipe le jour où Rik avait fait ses débuts à la filature, uniquement parce qu’elle avait surpris une plaisanterie grossière sur leur compte. Le conseil d’entreprise lui avait infligé une amende égale à une semaine de salaire à la suite de cet incident et il aurait aussi bien pu la conduire à la Cité pour comparaître devant le tribunal des Écuyers si le Prud’homme n’était intervenu. Il avait plaidé la provocation.

C’est pourquoi Valona souhaitait que Rik ne retrouvât pas la mémoire. Elle savait qu’elle n’avait rien à lui offrir ; c’était de l’égoïsme que de vouloir qu’il restât à jamais amnésique et désemparé. Mais personne n’avait jamais dépendu d’elle à ce point. Elle avait seulement peur de retrouver sa solitude.

— Est-tu sûr de te rappeler quelque chose, Rik ? lui demanda-t-elle.

— Oui.

Ils s’arrêtèrent au milieu des champs sur lesquels le soleil répandait son éclat cuivré. Bientôt, la brise embaumée du soir se lèverait. Déjà, le damier des canaux d’irrigation virait au violet.

— Je peux avoir confiance dans les souvenirs qui remontent à la surface, Lona, reprit Rik. Tu le sais. Est-ce que tu m’as appris à parler, par exemple ? Non. Je me suis rappelé les mots tout seul, n’est-ce pas ?

— Oui, reconnut-elle à contrecœur.

— Je me rappelle même quand tu me conduisais dans les champs, à l’époque où je ne parlais pas encore. Je me rappelle tout le temps de nouvelles choses. Hier, je me suis rappelé que tu avais un jour attrapé une mouche du kyrt pour moi. Tu l’avais emprisonnée entre tes mains jointes et tu as écarté les pouces pour que je puisse voir ses reflets rouges et orange. J’ai ri et j’ai essayé de glisser ma main entre les tiennes pour la saisir. Bien sûr, la mouche s’est envolée et je me suis mis à pleurer. Je ne savais pas encore que c’était une mouche du kyrt ni quoi que ce soit d’autre mais, aujourd’hui, je n’ai pas le moindre doute. Tu ne m’as jamais parlé de cette anecdote, n’est-ce pas, Lona ?

Elle fit non de la tête.

— Mais c’est arrivé ? Mon souvenir est exact ?

— Oui, Rik.

— Et maintenant, je me rappelle quelque chose qui se rapporte à moi. Quelque chose… d’avant. Il doit y avoir eu un avant, Lona !

Il devait y en avoir eu un. Le cœur de Valona se serrait quand elle y songeait. C’était un passé différent, qui n’avait rien de comparable avec le présent dans lequel tous deux vivaient. Un passé qui s’était déroulé sur un monde différent. Elle le savait parce que « kyrt » était un mot que Rik ne s’était jamais rappelé. Il avait fallu qu’elle lui apprît le terme désignant la chose la plus précieuse de Florina.

— De quoi t’es-tu souvenu, Rik ?

A cette question, la surexcitation de Rik parut soudain s’évanouir. Il chercha à biaiser.

— Cela n’a guère de sens, Lona. Seulement que j’avais un métier et que je sais ce que c’était. D’une certaine façon, au moins.

— Que faisais-tu ?

— J’analysais le Vide.

Elle dévisagea brusquement Rik, plongeant son regard dans le sien. Elle lui tâta le front. Il s’écarta avec irritation.

— Ce n’est pas encore une de tes migraines ? fit-elle. Tu n’as pas eu mal à la tête depuis des semaines.

— Je vais bien ! Cesse de m’embêter.

Il baissa les yeux et ajouta aussitôt :

— Je ne voulais pas dire que tu m’embêtes, Lona, mais seulement que je n’ai pas mal et que je ne veux pas que tu te fasses du souci.

Le visage de Valona s’épanouit.

— Qu’est-ce que ça signifie, analyser ? demanda-t-elle.

Rik connaissait des mots qu’elle ignorait et elle se sentait très humble en songeant à quel point il avait dû être instruit, autrefois.

Il réfléchit un moment.

— Ça signifie… ça signifie séparer. C’est comme quand on démonte un filtre afin de savoir pourquoi le faisceau d’exploration est mal centré, tu vois ?

— Oh… Mais, Rik, comment peut-on analyser ce qui est vide ? Ce n’est pas un travail.

— Je n’ai pas dit que j’analysais ce qui était vide. J’ai dit que j’analysais le Vide. Le Vide avec un V majuscule.

— Ce n’est pas la même chose ?

Ce qu’elle redoutait était en train de se produire. Elle commençait à lui paraître stupide. Bientôt, il en aurait assez d’elle et il l’abandonnerait.

— Non ! Bien sûr que non !  – Il respira profondément – Mais je crains d’être incapable de t’expliquer. C’est tout ce dont je me souviens. Pourtant, ce devait être un travail très important. Je le sens. Je n’étais sûrement pas un criminel.

Valona sursauta. Elle n’aurait jamais dû lui parler de cela. Si elle l’avait fait, c’était uniquement pour le mettre en garde, pour le protéger – c’était ainsi qu’elle s’était justifiée vis-à-vis d’elle-même – mais, maintenant, elle comprenait que si elle avait agi de la sorte, s’avait été en réalité pour l’attacher plus étroitement à elle.