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Quoi de neuf, Fife ? lui demandait-il.

Son lard en tremblotait de ravissement et il pouffait sans retenue.

Fife conservait son flegme. Que pouvait-il faire ? Sans cesse, il reprenait l’analyse des faits mais c’était en vain. Il manquait un élément. Un élément d’une importance vitale.

Et, soudain, tout avait explosé à nouveau. En même temps, Fife avait sa réponse. Il savait que c’était la réponse et ce n’était pas celle à laquelle il s’était attendu.

Il avait convoqué une seconde conférence.

Deux heures vingt-neuf, disait le chronomètre.

Les Grands Écuyers arrivaient. D’abord le Sieur de Bort, lèvres serrées, grattant sa joue mal rasée d’un doigt dont la propreté laissait à désirer. Puis Steen dont le visage, récemment débarrassé de son fond de teint, était blême et d’une couleur malsaine. Balle, indifférent et las, les joues creuses, enfoncé dans son fauteuil rembourré, un verre de lait à portée de la main. Deux minutes plus tard, Rune, bon dernier, apparut à son tour, la babine molle et boudeuse. La nuit régnait encore sur son continent. Mais, cette fois, l’éclairage de son bureau était tamisé et il n’était qu’une masse indistincte au milieu d’un cube d’ombre que les lampes de Fife n’auraient pu dissiper même si elles avaient eu l’intensité du soleil de Sark.

Fife ouvrit la séance :

— L’année dernière, messires, je vous ai parlé d’un danger compliqué et lointain. Ce faisant, je suis tombé dans le piège. Ce danger existe mais il n’est pas lointain. Il est tout près de nous. L’un d’entre vous au moins sait déjà ce que je veux dire. Les autres le comprendront bientôt.

— Que voulez-vous donc dire ? demanda Bort.

— Quelqu’un est coupable du crime de haute trahison, répondit laconiquement l’Écuyer de Fife.

CHAPITRE X

LE FUGITIF

Myrlyn Terens n’était pas un homme d’action. C’était L’excuse qu’il se donnait à lui-même tandis qu’il quittait l’astrodrome, l’esprit encore paralysé.

Il fallait prendre garde à maintenir une allure uniforme. A ne pas aller trop lentement Pour ne pas avoir l’air de flâner et à ne pas aller trop vite pour ne pas avoir l’air de courir. Il fallait marcher d’un pas vif comme un patrouilleur qui vaque à ses affaires et est prêt à sauter dans sa voiture de service.

Si seulement Terens Pouvait sauter dans une voiture ! Malheureusement, on n’apprenait pas à conduire aux Floriniens, même aux Prud’hommes. Aussi essayait-il de réfléchir tout en avançant. Mais il n’y parvenait pas. Il avait besoin Pour cela de silence et de temps.

Et il se sentait si faible qu’il pouvait à Peine mettre un pied devant l’autre. Peut-être n’était-il pas un homme d’action mais il avait agi tambour battant pendant un jour et demi. Il avait épuisé sa réserve de dynamisme. Cependant il n’osait pas s’arrêter.

S’il avait fait nuit, il aurait eu quelques heures de répit pour réfléchir. Mais l’après-midi n’en était qu’à son début.

S’il avait su conduire, il aurait pu mettre pas mal de milles entre lui et la Cité. Cela lui aurait donné un sursis suffisant pour réfléchir un peu sur ce qu’il convenait de faire. Mais il n’avait que ses jambes.

S’il pouvait réfléchir… C’était toute la question. S’il pouvait réfléchir, suspendre, tout mouvement, toute activité. Ordonner à l’univers de se figer, de s’immobiliser entre deux points de la durée pour examiner la situation. Il devait exister un moyen…

Terens s’enfonça dans l’ombre accueillante de la Cité Basse. Il se dandinait avec raideur comme il avait vu les patrouilleurs se dandiner, la neuromatraque se balançant à son poing. Les rues étaient vides. Les indigènes étaient tapis au fond de leurs masures. C’était une bonne chose.

Le Prud’homme choisit avec soin la maison. Il était préférable qu’il jetât son dévolu sur les demeures les plus élégantes, avec des briques de plastique polychrome et des fenêtres aux vitres polarisées. Les membres des castes inférieures étaient rétifs. Ils avaient moins à perdre. Un « supérieur » bondirait pour l’aider.

Il repéra une maison qui lui parut convenir. On y accédait par une petite allée car elle était située un peu en retrait de la rue, ce qui était également un signe d’opulence. Il savait qu’il serait inutile de marteler la porte à coups de poing ou de l’enfoncer : il avait nettement vu quelque chose bouger derrière la fenêtre à son approche. (Au cours des générations, les Floriniens avaient appris par nécessité à flairer les patrouilleurs à distance.) La porte s’ouvrirait.

Elle s’ouvrit.

Une jeune fille aux yeux cerclés de blanc se tenait sur le seuil, guindée dans sa robe dont les fanfreluches montraient la volonté arrêtée de ses parents de s’élever au-dessus de la condition ordinaire de la « racaille florinienne ». Le souffle court, elle s’effaça pour le faire entrer.

Le Prud’homme lui fit signe de refermer.

— Ton père est là, ma fille ?

Elle appela : « Papa ! » avant de répondre dans un murmure :

— Oui, chef.

« Papa » surgit d’une pièce voisine, l’excuse à la bouche : il se déplaçait difficilement. L’apparition d’un patrouilleur chez lui n’était pas une nouveauté. Simplement, il était moins risqué de laisser une jeune fille l’accueillir : si, d’aventure, le patrouilleur était de méchante humeur, il serait moins enclin à la maltraiter qu’à bousculer le maître de céans.

— Ton nom ? demanda le Prud’homme.

— Jacof, chef.

Il y avait un mince carnet dans l’une des poches de son uniforme. Terens l’ouvrit, l’examina rapidement, griffonna quelque chose et dit :

— Jacof… C’est cela. Je veux voir tous les membres de ta famille. Vite !

Si la tension qui l’habitait avait été moins terrible et n’avait pas oblitéré en lui toute faculté d’émotion, Terens aurait presque éprouvé un certain plaisir. Il n’était pas inaccessible aux attraits de l’autoritarisme.

Bientôt, tout le monde fut réuni, une femme maigre à l’air soucieux tenant dans ses bras un enfant de deux ans qui gigotait, le père, la fille qui avait ouvert et son jeune frère.

— C’est tout ?

— Oui, chef, répondit humblement Jacof.

— Est-ce que je peux m’occuper du bébé ? fit la femme d’une voix anxieuse. C’est l’heure de la sieste. J’étais en train de le mettre au lit.

Elle souleva le nourrisson comme si son innocence pouvait attendrir le cœur d’un patrouilleur.

Le Prud’homme ne regarda même pas la femme. Un patrouilleur ne l’aurait pas regardée, et il était un patrouilleur.

— Posez-le et donnez-lui une sucette pour qu’il se tienne tranquille. Approche, Jacof.

— Oui, chef.

— Tu es un garçon qui a le sens des responsabilités, n’est-ce pas ?

Quel que fût son âge, un indigène était évidemment un « garçon ».

— Oui, chef. – Les yeux de Jacof brillèrent et il redressa très légèrement les épaules. – Je suis employé au centre alimentaire. J’ai suivi des cours de mathématiques. Je connais la division avec diviseur supérieur à 12. Je sais utiliser les logarithmes.

Oui, songea le Prud’homme. On t’a montré à te servir d’une table de logarithmes et on t’a appris à prononcer le mot.

Il connaissait ce genre d’individus. L’homme était aussi fier de ses logarithmes qu’un petit Écuyer de son astronef de plaisance. Les vitres polarisées étaient la conséquence des logarithmes et les briquettes multicolores le signe visible de sa capacité à effectuer une division par 12. Il avait pour les indigènes sans instruction le même mépris que l’Écuyer moyen professait à l’égard de tous les indigènes ; sa haine envers eux était d’autant plus vive qu’il était obligé de les côtoyer et que ses maîtres le confondaient avec eux.