Terens n’était jamais entré dans le Parc. D’emblée, le caractère artificiel du paysage le révolta. Il savait que le sol et les pierres qu’il foulait, que les pièces d’eau et les arbres qui l’entouraient reposaient sur une assise d’alliage de ciment inerte et plat. C’était attristant. Songeant aux vastes champs de kyrt, aux montagnes qui s’élevaient au sud, il n’éprouvait que mépris envers les étrangers qui s’employaient à fabriquer des jouets à leur usage au milieu de ces splendeurs.
Une demi-heure durant, Terens erra à l’aventure. C’était seulement ici, dans le Parc, qu’il pourrait faire ce qu’il avait à faire. Cela se révélerait peut-être impossible mais, ailleurs, il n’y fallait même pas songer.
Personne ne le voyait. Personne n’avait conscience de sa présence. Il en avait la certitude. Qu’on demande donc aux Écuyers et aux Ecuyères qui le croisaient : « Avez-vous remarqué un patrouilleur dans le Parc, hier ? » Ils ouvriraient de grands yeux. Autant leur demander s’ils avaient remarqué un moucheron !
Ce Parc était trop apprivoisé. Un sentiment de panique se fit jour en Terens. Il gravit un escalier taillé entre des blocs de rochers, qui redescendait ensuite vers une sorte de crique bordée de petites grottes où les couples surpris par l’ondée nocturne pouvaient s’abriter. (Les couples qui se faisaient ainsi surprendre par la pluie étaient trop nombreux pour que la chose puisse s’expliquer par les lois du hasard.)
C’est alors que Terens trouva ce qu’il cherchait.
Un homme. Ou, plus exactement, un Écuyer. Il faisait fébrilement les cent pas, fumait nerveusement une cigarette, jetait le mégot dans un cendrier –, au bout d’un instant, il disparaissait en jetant un éclair, puis consultait sa montre.
Personne d’autre aux environs. Les lieux étaient réservés aux activités nocturnes.
L’Écuyer attendait quelqu’un, c’était visible. Terens se retourna. Nul ne l’avait suivi. Il n’y avait pas un chat dans l’escalier.
Peut-être en existait-il un autre. Sûrement. Tant pis. Il était impossible de laisser passer l’occasion.
Le Prud’homme se dirigea vers l’Écuyer. Evidemment, celui-ci ne lui prêta pas attention.
— Je vous demande pardon…
Terens avait parlé sur un ton respectueux mais un Écuyer n’avait pas l’habitude qu’un patrouilleur le prit par le coude, même avec respect.
— Que diable voulez-vous ?
La voix de Terens demeurait déférente et en même temps pressante. (Le faire parler… l’obliger à le regarder pendant une demi-minute encore …)
— Par ici, messire. Il s’agit de l’opération déclenchée dans la Cité pour capturer l’indigène meurtrier.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Cela ne vous prendra qu’un instant, messire.
Discrètement, Terens avait empoigné sa neuromatraque. L’Écuyer n’eut pas le temps de la voir. Il y eut un léger bourdonnement et, soudain rigide, il s’effondra.
C’était la première fois de sa vie que Terens portait la main sur un Écuyer. Il fut étonné de la nausée qui s’empara de lui.
Étonné de se sentir coupable.
Toujours personne dans les parages. Il tira le corps raide comme un morceau de bois, le regard fixe et vitreux, au fond de la grotte la plus proche.
Là, il déshabilla sa victime sans difficulté, dépouilla son, uniforme souillé de taches de transpiration et enfila les sous-vêtements de l’Écuyer. Le contact du kyrt sur son corps était nouveau pour lui.
Quand il fut habillé, il coiffa la calotte de l’Écuyer. C’était une nécessité. La calotte n’était pas considérée comme une coiffure très élégante par tous les jeunes gandins, mais il était heureux que cet Écuyer en portât une, car c’était un accessoire indispensable pour masquer les cheveux roux de Terens qui l’auraient trahi. Il l’enfonça sur son crâne, la tirant jusqu’aux oreilles.
Ensuite, il fit ce qu’il fallait faire. Tuer un patrouilleur n’était peut-être pas le pire des crimes, après tout, songea-t-il subitement.
Il régla son fulgurant sur « dispersion maximale » et le braqua sur l’Écuyer inconscient. Dix secondes plus tard, il ne restait plus de ce dernier qu’une masse informe et carbonisée. Cela retarderait l’identification du corps et sèmerait la confusion chez les patrouilleurs.
Cela fait, il réduisit son uniforme en un petit tas de cendres blanches, prenant soin de récupérer les boutons et les boucles qui n’étaient plus que des fragments d’argent noirci afin de compliquer encore la tâche de ses poursuivants. Peut-être ne gagnerait-il ainsi qu’une heure de répit mais cela en valait la peine.
Maintenant, il lui fallait s’éloigner sans plus attendre. Terens s’immobilisa à l’entrée de la grotte et renifla. Le fulgurant faisait du travail propre. Le Prud’homme ne sentit qu’une infime odeur de chair brûlée que la brise aurait dissipée en quelques instants.
Comme il redescendait l’escalier, il croisa une jeune femme. La force de l’habitude lui fit baisser les yeux. C’était une Ecuyère. Il eut le temps de constater qu’elle était bien faite et paraissait pressée.
Il serra les mâchoires. Elle ne trouverait évidemment pas celui qui l’attendait. Mais elle était en retard sinon le mort n’aurait pas regardé sa montre de cette façon. Peut-être se dirait-elle qu’il en avait eu assez de faire le pied de grue et qu’il s’en était allé. Terens accéléra un peu l’allure. Il n’avait aucune envie que la femme revînt sur ses pas pour lui demander s’il avait vu un jeune homme.
Il sortit du Parc et se mit à flâner. Une demi-heure s’écoula.
Que faire maintenant ? Il n’était plus un patrouilleur mais un Écuyer.
Mais que faire ?
Il s’arrêta devant une petite place. Une fontaine se dressait au centre de la pelouse. On avait dû ajouter un peu de détergent à l’eau car elle bouillonnait et écumait dans un miroitement irisé.
S’appuyant à la rambarde, il laissa lentement tomber les fragments d’argent noirci dans le bassin.
Il revoyait la fille qui l’avait croisé dans l’escalier. Une fille très jeune. Il songea à la Cité Basse et l’étreinte fugace du remords qui l’étreignait s’évanouit.
Les débris de métal avaient disparu. Terens se fouilla en s’efforçant d’agir avec nonchalance. Le contenu de ses poches n’avaient rien de particulièrement extraordinaire : un trousseau de clés dépliant, quelques pièces de monnaie et une carte d’identité. (Par tous les diables de Sark ! Même les Écuyers devaient posséder des papiers ! Seulement, ils n’étaient pas tenus de les présenter à tous les patrouilleurs qu’ils rencontraient.)
Terens s’appelait donc à présent Alstare Deamone. Il espérait qu’il ne serait pas obligé d’utiliser ce nom. La population de la Cité Haute ne s’élevait qu’à une dizaine de milliers de personnes – hommes, femmes et enfants compris. Le risque de tomber sur quelqu’un qui connaîtrait personnellement Deamone était faible. Mais il n’était quand même pas nul.
Il avait vingt-neuf ans. A nouveau, il éprouva une vague nausée en songeant à ce qu’il avait laissé dans la grotte mais il serra les dents. Un Écuyer était un Écuyer. Combien de Floriniens de vingt-neuf ans étaient morts de la main des Écuyers ou à cause des ordres donnés par les Écuyers ? Combien ?
Il avait aussi une adresse mais elle ne signifiait rien pour Terens car sa connaissance de la topographie de la Cité Haute était rudimentaire.
Il tomba en arrêt devant un portrait en pseudo-relief. Le portrait d’un enfant qui pouvait avoir trois ans. Les couleurs fulgurèrent quand il le sortit de l’enveloppe. S’agissait-il du fils de la victime ? D’un neveu ? La fille rencontrée dans le Parc… Non, ce ne pouvait être son fils.