A moins que Deamone n’eût été marié ? S’agissait-il d’un rendez-vous « clandestin » comme on les appelait ? Mais donnait-on un rendez-vous clandestin en plein jour ? Pourquoi pas dans certaines circonstances ?
Terens espérait que tel était bien le cas. Si la fille avait eu rendez-vous avec un homme marié, elle ne se hâterait pas de signaler son absence. Elle penserait qu’il n’avait pu se débarrasser de l’épouse légitime. Cela donnerait du temps au Prud’homme.
Non, se dit-il avec un brusque découragement. Non, il n’y avait pas d’espoir de gagner du temps de ce côté-là. Des enfants, découvriraient les restes macabres en jouant à cache-cache et ils ameuteraient tout le monde. Cela se produirait inévitablement dans les vingt-quatre heures.
Terens reprit l’examen des objets contenus dans les poches de Deamone. Une licence de pilotage, catégorie plaisance. Il ne s’attarda pas sur ce document. Tous les Sarkites riches possédaient leur yacht qu’ils pilotaient eux-mêmes. C’était la grande mode.
Il y avait encore des lettres de crédit en devises sarkites. Voilà qui pourrait être utile. Terens se rappela tout à coup qu’il n’avait pas mangé depuis la veille au soir : son dernier repas, il l’avait pris chez le Boulanger. Comme on devient vite conscient de la faim !
Soudain Terens reprit la licence de pilotage. Attention… Ce yacht n’était pas en service puisque son propriétaire était mort. Et, à présent, il lui appartenait en propre ! Hangar 26, port 9.
Où se trouvait ce port 9 ? Terens n’en avait pas la moindre idée.
Il posa son front sur le rebord de la fontaine. Que faire ? Que faire ?
Une voix le fit sursauter :
— Bonjour ! Vous n’êtes pas malade ?
Terens leva la tête. Un Écuyer d’un certain âge se tenait devant lui, fumant une longue cigarette d’herbes aromatiques. Une pierre verte était suspendue à un bracelet d’or lui entourant le poignet. Son expression aimable stupéfia Terens qui en perdit l’usage de la parole. Jusqu’au moment où il se rappela… Maintenant, il faisait lui-même partie du clan. Entre eux, les Écuyers étaient peut-être des êtres humains d’un commerce agréable.
— Je me repose, répondit le Prud’homme. J’avais décidé de faire une promenade et j’ai perdu la notion du temps. J’ai un rendez-vous et j’ai bien peur d’y arriver en retard.
Il eut un geste d’impuissance. Il était capable de fort bien imiter l’accent sarkite grâce aux longues années qu’il avait passées sur Sark mais il ne commit pas l’imprudence de l’exagérer. Il était plus facile de déceler l’exagération que l’insuffisance.
— Vous êtes parti sans mousticule ?
L’Écuyer était l’image même du vieillard qu’amuse l’insouciance de la jeunesse.
— Oui. Je suis parti sans mousticule, reconnut Terens.
— Prenez le mien, lui dit aussitôt son interlocuteur. Il est parqué tout à côté. Vous n’aurez qu’à passer sur l’automatique pour me le renvoyer quand vous n’en aurez plus besoin. Je peux vous le laisser pour une heure.
C’était presque la solution idéale. Les mousticules étaient des engins extrêmement rapides, capables de surclasser n’importe quel véhicule de la Patrouille sur le plan de la vitesse comme sur celui de la maniabilité. Le seul ennui était que Terens était incapable de piloter un mousticule.
— Jusqu’à Sark et au-delà. – Il connaissait cette formule remerciements propre à l’argot en usage chez les Écuyers et ne manqua pas de la placer. – Je crois que j’irai à pied. Nous sommes pas loin du port 9.
— Effectivement, acquiesça l’autre.
La réponse n’avançait guère le Prud’homme. Il essaya une autre tactique.
— Bien sûr, je préférerais que ce soit encore plus près la promenade jusqu’à la route du Kyrt est à elle seule suffisamment hygiénique…
— La route du Kyrt ? Je ne vois pas le rapport…
L’Écuyer ne le dévisageait-il pas avec curiosité ? Terens songea subitement que son costume n’était sans doute pas parfaitement à ses mesures.
— Attendez ! s’empressa-t-il de dire. Je me suis embrouillé Je ne sais plus du tout où je me trouve. Voyons…
Il jeta un regard circulaire autour de lui.
— Ici, c’est la rue Recket, dit l’autre. Vous n’avez qu’à suivre jusqu’à Triffis. Là, vous tournez à gauche et continuez tout droit jusqu’au port.
Machinalement, le Sarkite avait tendu le doigt pour lui indiquer la direction à prendre.
Terens sourit.
— Vous avez raison. Je crois qu’il est temps que j’arrête de rêvasser. Jusqu’à Sark et au-delà, messire.
— Ma proposition tient toujours. Si vous voulez mon mousticule…
— Vous êtes trop aimable…
Terens, déjà, s’éloignait en agitant le bras. Il marchait peut-être un petit peu trop vite. L’Écuyer le regardait.
Demain, quand on aurait retrouvé le corps dans la grotte et commencé de rechercher le meurtrier, il se rappellerait peut-être cette rencontre. Il avait un je ne sais quoi de bizarre si vous voyez ce que je veux dire, expliquerait-il probablement aux autorités. Une étrange façon de s’exprimer. Et il ne savait pas où il était. Je jurerais qu’il n’avait jamais entendu parler de l’avenue Triffis.
Mais ce serait le lendemain.
Terens suivit à la lettre les instructions de l’Écuyer. Quand il vit scintiller une plaque portant l’indication « Avenue Triffis » elle était presque terne par contraste avec le miroitement irisé de la façade orange où elle était fixée –, il prit à gauche.
Le port 9 fourmillait de jeunes gens en costume de yachtman – casquette effilée et culottes ajustées aux hanches. Terens avait l’impression d’attirer les regards mais son arrivée passa inaperçue. Il ne comprenait rien aux expressions dont étaient émaillées les conversations.
Il repéra le hangar 26 mais attendit quelques minutes pour s’en approcher. Il ne tenait pas à ce qu’il y ait des Écuyers à proximité car l’un d’eux pourrait fort bien avoir un yacht dans un hangar voisin, connaître le véritable Alstare Deamone et voir qu’un inconnu s’approchait illégalement de l’astronef.
Finalement, estimant qu’il n’y avait pas de danger, le Prud’homme s’avança vers le hangar. Le nez du yacht émergeait à l’air libre. Il tordit le cou pour l’examiner.
Que faire maintenant ?
Il avait tué trois hommes en l’espace de douze heures. De Prud’homme, il était devenu patrouilleur, puis Écuyer. Il avait quitté la Cité pour la Cité Haute et avait abouti à un astrodrome. Il était quasiment propriétaire d’un vaisseau capable de le conduire vers la sécurité, vers n’importe quel monde habité de ce secteur de la galaxie.
Il n’y avait qu’une seule difficulté : Terens ne savait pas piloter.
Il était exténué et affamé. Toute cette longue route pour finir par se heurter à une impasse ! Il avait atteint la frontière de l’espace libre mais il était dans l’incapacité de la franchir.
A l’heure qu’il était, les patrouilleurs étaient sûrement parvenus à la conclusion que l’homme qu’ils recherchaient n’était pas dans la Cité Basse. Ils se mettraient à fouiller la Cité Haute dès que germerait dans leur épaisse cervelle l’idée qu’un Florinien avait pu avoir l’audace de s’y réfugier. Alors, on découvrirait le cadavre de Deamone et les recherches prendraient une orientation nouvelle. L’objectif serait de mettre la main sur un faux Écuyer.
Voilà… Terens avait le dos au mur. Il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre que le filet se refermât sur lui.