— Vous nous l’avez déjà dit. Continuez.
Samia s’interposa :
— Inutile de hurler, capitaine. Vous allez chasser le peu de raison qui lui reste.
Rik était entièrement absorbé par l’effort qu’il faisait pour déchirer les ténèbres dont le voile recouvrait son esprit, effort qui ne laissait place à aucune émotion. Ce fut lui le premier surpris quand il s’entendit dire :
— Je n’ai pas peur de lui, Votre Seigneurie. J’essaye de me rappeler. Il y avait un danger. Cela, j’en suis certain. Un grave danger menaçant Florina mais les détails m’échappent.
— Il menaçait la planète tout entière ?
Samia lança un rapide coup d’œil au capitaine.
— Oui. A cause des courants.
— Quels courants ? s’enquit l’officier.
— Les courants de l’espace.
Racety leva les bras et les laissa retomber le long de son corps.
— C’est du délire !
— Non, non ! Laissez-le continuer ! – L’incrédulité avait changé de camp. Les lèvres entrouvertes, les yeux brillants, de petites fossettes lui creusant les joues et le menton, Samia souriait presque. – Que sont ces courants de l’espace ?
— Les différents éléments, répondit vaguement Rik. – Il s’était déjà expliqué là-dessus et n’avait pas envie d’y revenir. Il enchaîna avec précipitation, presque incohérence, parlant à mesure que les pensées lui venaient comme si elles expulsaient les mots de sa gorge : – J’ai envoyé un message à la délégation locale du Bureau. La délégation de Sark. Je m’en souviens très clairement. Il fallait agir prudemment. Le danger n’était pas limité à Florina. Oui… La menace allait au-delà de Florina. Elle était aussi vaste que la Voie lactée. – Il fallait être très prudent.
On eût cru que Rik avait perdu tout contact réel avec ceux qui l’écoutaient, qu’il vivait dans un passé dont le voile qui le dissimulait était en train de craquer par endroits.
— Arrête ! murmura doucement Valona en lui posant la main sur l’épaule.
Mais Rik ne réagit même pas.
— Ce message, reprit-il d’une voix haletante, ce message fut intercepté par un officiel de Sark. Par erreur. Je ne sais pas comment la faute a été commise. – il plissa le front. – Je suis sûr de l’avoir transmis à la délégation locale sur la longueur d’onde du Bureau. Pensez-vous qu’il soit possible de capter une émission en sub-éther ? – Il ne fut même pas surpris que le mot « sub-éther » lui fût si facilement venu à la bouche. Son regard était toujours aveugle à ce qui l’entourait. – Toujours est-il que, lorsque je Me suis posé sur Sark, on m’attendait.
Il y eut une nouvelle pause qui, cette fois, se prolongea. Rik réfléchissait. Le capitaine ne tenta pas de briser le silence. Lui aussi paraissait plongé dans ses pensées.
— Qui vous attendait ? demanda quand même Samia. Qui ?
— Je … je ne sais pas. Je n’arrive pas à me rappeler. Ce n’était pas quelqu’un de la délégation du Bureau. C’était un Sarkite. Je lui ai parlé, je m’en souviens. Il était au courant de ce danger. Il y a fait allusion. J’en suis certain. Nous étions assis autour d’une table. Je me le rappelle. L’homme me faisait face. Nous avons parlé longtemps. Je ne voulais pas entrer dans les détails. De cela aussi, je suis certain –, il fallait que je prenne d’abord contact avec la délégation. Et puis, il…
— Continuez, insista Samia.
— Il a fait quelque chose. Il,… Non, rien de plus ne me reviendra. Rien de plus !
Rik avait crié ces derniers mots. Il se tut. Le bourdonnement prosaïque du bracelet de communication du capitaine rompit le silence qui s’était appesanti.
— J’écoute, fit Racety.
Une voix nasillarde, précise et déférente sortit du communico.
— Un message de Sark est arrivé à l’attention du capitaine. Le capitaine est prié d’en accuser personnellement réception.
— Bien. Je descends tout de suite au centre de transmission. Racety se tourna vers Samia. – Puis-je me permettre de rappeler à Votre Seigneurie que, n’importe comment, il est l’heure de dîner ?
Devinant que la jeune femme allait répondre qu’elle n’avait pas d’appétit, le presser de s’en aller et de ne pas s’occuper d’elle, il ajouta diplomatiquement :
— Il faut aussi donner à manger à ces créatures. Elles sont sans doute fatiguées et affamées.
Samia ne pouvait pas protester.
— Il faudra que je les revoie plus tard, capitaine.
Racety s’inclina sans mot dire. Peut-être était-ce un acquiescement. Peut-être pas.
Samia de Fife était habitée par une vive exaltation. Ses recherches floriniennes répondaient à certaines aspirations intellectuelles mais le Mystère du Terrien Décervelé (elle pensait en majuscules) touchait quelque chose de beaucoup plus primitif et de beaucoup plus obsédant qui palpitait au fond d’elle-même. Cela réveillait une curiosité en elle tout animale.
C’était une énigme.
Trois points fascinaient Samia. Mais pas la question, peut-être la plus raisonnable (compte tenu des circonstances), de savoir si le récit de l’homme était du délire ou un mensonge délibéré. Croire qu’il ne soit point l’expression de la vérité aurait gâché le mystère et Samia ne pouvait pas le permettre.
Les trois points d’interrogation qui se posaient à elle étaient donc les suivants : quel était le danger qui menaçait Florina ou, plus exactement, qui menaçait la galaxie tout entière ? Qui avait soumis le Terrien à un sondage psychique ? Pourquoi cette personne avait-elle eu recours à la technique du lavage de cerveau ?
Samia était décidée à tirer cette affaire au clair. Nul n’est jamais assez modeste pour ne pas se figurer être un détective amateur compétent et Samia de Fife était loin d’être modeste.
Le dîner achevé, dès qu’elle put s’éclipser sans enfreindre les règles de la politesse, elle regagna précipitamment l’entrepont.
— Ouvrez ! ordonna-t-elle à la sentinelle.
Le marin resta au port d’arme, le regard vide, la tête respectueusement baissée.
— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close.
Samia en demeura bouche bée.
— Quelle audace ! Si vous n’ouvrez pas immédiatement, je me plaindrai au capitaine.
— S’il plaît à Votre Seigneurie, la porte restera close, répéta le factionnaire. Par ordre du capitaine.
Samia rebroussa chemin et surgit comme une furie dans la cabine de Racety. Une tornade d’un mètre cinquante !
— Capitaine !
— Votre Seigneurie ?
— Avez-vous-donné l’ordre à vos hommes de m’empêcher de voir le Terrien et la femme indigène ?
— Il me semble que nous étions convenus que vous ne les verriez qu’en ma présence, Votre Seigneurie.
— Avant le dîner, oui. Mais vous avez constaté qu’ils sont inoffensifs ?
— J’ai constaté qu’ils semblaient être inoffensifs.
Samia était prête à éclater.
— En ce cas, je vous somme de m’accompagner.
— Ca ne m’est pas possible, votre Seigneurie. La situation s’est modifiée.
— Comment cela ?
— Le couple doit être interrogé sur Sark par les autorités compétentes et je pense que, d’ici là, ces créatures doivent demeurer isolées.
Samia ouvrit la bouche toute grande mais reprit aussitôt une attitude plus digne.
— Vous n’allez quand même pas les remettre entre les mains du Secrétariat aux Affaires floriniennes ?
Le capitaine chercha à temporiser.
— C’était en fait le projet initial. Tous deux ont quitté leur village sans autorisation. A la vérité, ils ont quitté la planète sans autorisation. De plus, ils se sont introduits clandestinement a bord d’un bâtiment sarkite.