Ç’avait été lorsqu’il avait prononcé ses premiers mots. La chose s’était faite si soudainement qu’elle avait été effrayée. Elle n’avait même pas osé en parler au Prud’homme. Quand son jour de congé était arrivé, elle avait prélevé cinq crédits sur son magot – comme jamais un homme ne le lui réclamerait en dot, cela n’avait pas d’importance – et s’était rendue à la Cité pour faire examiner Rik par un médecin. Elle avait noté le nom et l’adresse de celui-ci sur un bout de papier mais il lui avait fallu errer, terrifiée, pendant deux heures avant de trouver l’édifice parmi les énormes piliers qui haussaient la Cité Haute vers le soleil.
Elle avait insisté pour assister à l’examen et le médecin avait fait toutes sortes de choses effrayantes avec d’étranges instruments. Quand il avait placé la tête de Rik entre deux objets de métal et qu’elle s’était mise à luire – on aurait dit une mouche du kyrt brillant dans la nuit – Valona avait bondi sur ses pieds et elle avait essayé de s’interposer. Le médecin avait appelé deux hommes qui l’avaient entraînée au-dehors bien qu’elle se débattît farouchement.
Une demi-heure plus tard, il l’avait rejointe. Il était grand et avait l’air sombre. Élie n’était pas à son aise parce que c’était un Écuyer en dépit du fait que son cabinet était installé dans la Cité Basse, mais il y avait de la douceur, de la bonté même, dans le regard du médecin. Il s’était essuyé les mains avec une petite serviette qu’il avait ensuite jetée dans une boîte à déchets. Pourtant, Valona la trouvait d’une propreté irréprochable.
— Depuis quand connaissez-vous cet homme ? lui avait-il demandé.
Elle lui avait relaté les circonstances de l’arrivée de Rik ; prudemment, elle s’en était tenue à l’essentiel, passant sous silence l’intervention du Prud’homme et des patrouilleurs.
— Vous ne connaissez donc rien de lui ?
— Rien de ce qu’il y avait avant, avait-elle répondu.
— Il a été soumis à un psycho-sondage. Savez-vous ce que c’est ?
A nouveau, elle avait eu un geste de dénégation, puis avait murmuré, la bouche sèche :
— C’est ce qu’on fait aux fous, docteur ?
— Et aux criminels. Ce traitement provoque une modification cérébrale. C’est pour leur bien. Leur esprit en sort guéri ou bien cela fait disparaître l’impulsion qui les poussait à voler et à tuer. Vous comprenez ?
Elle comprenait. Le visage écarlate, elle s’était écriée :
— Rik n’a jamais volé quoi que ce soit et il n’a jamais fait de mal à personne.
— Vous l’appelez Rik ? – Il paraissait amusé. Mais comment pouvez-vous savoir ce qu’il a fait ou n’a pas fait quand vous ne le connaissiez pas ? Dans son ’état mental actuel, il est difficile de dire ce qui a pu se passer. Le sondage a été total et brutal. Je suis incapable de déterminer quelle fraction de son intellect a été définitivement éliminée et quel pourcentage n’a été que provisoirement neutralisé. Je m’explique : une partie de ses facultés reviendra avec le temps, comme cela a été le cas pour l’élocution, mais pas toutes. Il serait bon de le mettre en observation.
— Non ! Non ! Il faut qu’il reste avec moi. Je prends bien soin de lui docteur.
Le médecin s’était rembruni.
— C’est à vous que je pense, mon enfant, avait-il repris d’une voix plus douce. Tout le mal qui l’habitait n’a peut-être pas été extirpé, Je ne voudrais pas qu’un jour vous ayez à en pâtir.
A ce moment, Rik était entré au bras d’une infirmière qui faisait des petits claquements de langue pour l’apaiser comme s’il s’était agi de calmer un nourrisson. Il avait porté la main à son front. Son regard vide s’était enfin posé sur Valona. Alors, il avait tendu les bras en criant d’une voix plaintive :
— Lona !
Elle s’était précipitée et l’avait serré très fort contre elle.
— Il ne me fera jamais de mal, docteur, avait-elle dit.
— Ce cas doit évidemment être signalé, avait murmuré le médecin, songeur. Je ne comprends pas comment il a pu échapper à la vigilance des autorités dans un état pareil.
— Est-ce que cela signifie qu’on nous séparera, docteur ?
— Oui, je le crains.
— Ne faites pas cela, je vous en supplie ! – Elle avait saisi le mouchoir dans lequel elle avait serré les cinq pièces de métal poli – Je vous les donne, docteur. Je m’occuperai bien de lui. Il ne fera de mal à personne.
Le médecin avait considéré les pièces alignées dans le creux de sa main.
— Vous travaillez aux filatures, n’est-ce pas ?
Elle avait fait signe que oui.
— Combien gagnez-vous par semaines?
— Deux crédits et huit déci-crédits.
Il avait fait doucement sauter les pièces dans sa paume, ce qui avait produit un son argentin, puis les lui avait rendues.
— Gardez cet argent, mon enfant. Je ne veux rien.
Elle avait repris ses cinq crédits avec stupéfaction.
— Vous n’en parlerez à personne, docteur ?
Mais il avait répondu :
— Je regrette mais je ne peux pas faire autrement. C’est la loi.
Elle était repartie vers le village, le cœur lourd, sans rien voir, étreignant désespérément la main de Rik.
La semaine suivante, on avait annoncé au bulletin de l’hyper-vidéo qu’un médecin avait eu un accident mortel : deux gyros étaient entrés en collision pendant une courte panne des relais de conduction locaux. Le nom de la victime avait éveillé un écho familier dans la mémoire de Valona. Le soir, dans sa chambre, elle l’avait comparé avec celui qu’elle avait noté sur le bout de papier. C’était le même.
Elle fut attristée parce que cet homme était bon. C’était un des ouvriers qui le lui avait indiqué longtemps auparavant. Ce médecin avait la réputation d’être un Écuyer compréhensif qui rendait service aux travailleurs. Pourtant, la joie de Lona avait éclipsé sa tristesse, le docteur n’avait pas eu le temps de signaler Rik aux autorités. En tout cas, personne n’était jamais venu au village pour enquêter.
Par la suite, lorsque l’intelligence de Rik eut fait de nouveaux progrès, elle lui avait rapporté le diagnostic afin qu’il ne quitte pas le bourg où il était à l’abri.
Elle émergea de sa songerie quand Rik la secoua.
— Tu m’écoutes ? disait-il. Si j’avais un métier important, je ne pouvais pas être un criminel.
— Il est possible que tu aies fait quelque chose de mal, répondit-elle avec hésitation. Même si tu étais quelqu’un. Même si tu étais un Écuyer.
— Je suis sûr que non. Mais ne comprends-tu pas qu’il faut que je sache pour que les autres en soient sûrs, eux aussi ? Il n’y a pas d’autre moyen. Il faut que je quitte la filature et le village pour me renseigner sur mon passé.
Valona sentit la panique monter en elle.
— Rik ! Ce serait dangereux. Pourquoi faire ça ? Même si tu analysais le Vide. Pourquoi est-il tellement important d’en apprendre davantage sur ce métier ?
— A cause de la deuxième chose dont je me souviens.
— Laquelle ?
— Je ne veux pas te le dire, fit-il dans un souffle.
— Il faut que tu le dises à quelqu’un. Tu risques de l’oublier à nouveau.
Il l’empoigna par le bras.
— Tu as raison. Mais tu ne le répéteras à personne, n’est-ce pas, Lona ? Tu seras ma mémoire de réserve pour le cas où j’oublierais.
— Oui, Rik.
Il contempla le paysage qui l’entourait. Le monde était beau.
Un jour, Valona lui avait dit qu’il y avait un écriteau étincelant, un écriteau formidable qui brillait très haut au-dessus de la Cité Haute. Un écriteau qui disait : « Florina est la plus belle de toutes les planètes de la Galaxie ».