« Quelque chose l’a effrayé. Quoi ? Nous le verrons plus tard. Toujours est-il qu’il prit la décision de surseoir à l’exécution de son plan. Cependant, il y avait une complication. X ne croyait pas à l’histoire du spatio-analyste mais ce dernier était de toute évidence sincère dans sa folie. Il fallait donc s’arranger pour qu’il acceptât de mettre son apocalypse sous le boisseau.
« Pour qu’il se taise, il était nécessaire de le mettre hors d’état d’agir. X pouvait le tuer mais je pense que l’homme lui était indispensable en tant que source d’informations pour l’avenir (après tout, X ne connaissait rien à l’analyse spatiale et il ne pouvait pas réussir un chantage fondé sur un bluff total) et, peut-être, comme otage si le coup ratait. Bref, il lui a lavé le cerveau. Désormais, il avait en main un idiot décervelé qui ne lui causerait pas d’ennuis pendant un certain temps. Plus tard, le spatio-analyste recouvrerait ses facultés.
« Le pas suivant ? Il était impératif que l’on ne puisse pas localiser le spatio-analyste pendant une année, que personne ne (je parle de gens qui comptent), que personne même ne le voie dans son personnage d’idiot. X agit alors avec une magistrale simplicité. Il emmena son homme sur Florina et pendant près d’un an le spatio-analyste ne fut qu’un indigène faible d’esprit employé dans les filatures de kyrt.
— J’imagine que, au cours de ces mois, X ou un de ses émissaires se rendait de temps en temps là où sa victime avait été cachée afin de s’assurer qu’elle était en sécurité et à peu près en bonne santé. Lors d’une de ces visites, X apprit d’une manière ou d’une autre que le spatio-analyste avait été examiné par un Médecin qui savait reconnaître un cas de psycho-sondage. Le médecin mourut et le dossier disparut où tout du moins celui qui était conservé dans son cabinet de la Cité Basse. Ce fut la première erreur de calcul : X ne songea jamais qu’il pouvait exister un double de ce dossier dans la Cité Haute.
« Il fit une seconde erreur. L’idiot commença de recouvrer ses facultés un petit peu trop vite et le Prud’homme du village était assez malin pour se rendre compte que ses propos n’étaient pas de simples divagations. Peut-être la fille qui s’occupait de l’idiot parla-t-elle au Prud’homme de psycho-sondage ? C’est une supposition.
« Voilà comment l’histoire se présente.
Fife se croisa les mains et attendit la réaction.
Rune parla le premier. Il avait allumé quelques instants plus tôt et il clignait des yeux en souriant dans son cube de projection.
— Une histoire assez assommante. Fife, dit-il. Si j’étais resté un peu plus longtemps dans l’obscurité, je me serais endormi.
— C’est une viande aussi fade que celle que vous nous avez servie l’an dernier, fit lentement Balle. Quatre-vingt-dix pour cent d’hypothèses gratuites !
— Balivernes ! jeta Bort.
— Et d’abord qui est X ? demanda Steen. Si vous ne le connaissez pas, cela n’a pas de sens.
Sur quoi, Steen bâilla avec grâce, un doigt délicatement recourbé devant ses petites dents blanches.
— L’un d’entre vous au moins a vu le point fondamental, répondit Fife. L’identité de X est le nœud de l’affaire. Réfléchissons aux caractéristiques qu’il doit présenter si mon analyse est juste.
« En premier lieu, X est un homme qui a des contacts avec l’administration. Un homme capable de soumettre quelqu’un au lavage de cerveau. Un homme qui s’estime en mesure de lancer une puissante manœuvre de chantage. Un homme qui a pu sans peine faire quitter Sark au spatio-analyste et l’expédier sur Florina. Un homme qui a pu se débarrasser d’un médecin de Florina. Ce n’est certainement pas le premier venu.
« En fait, sa personnalité est clairement définie. X doit être un Grand Écuyer. Ce n’est pas votre avis ?
Bort fit un bond qui le projeta hors de son siège. Sa tête se dématérialisa. Il se rassit. Steen éclata d’un rire hystérique qui n’en finissait plus. Une lueur fébrile s’alluma dans les yeux de Rune, à moitié noyés dans la graisse. Balle hocha lentement la tête.
— Qui accusez-vous, Fife ? s’écria Bort d’une voix tonitruante.
Fife conservait tout son calme.
— Je n’accuse encore personne. Pas nommément. Suivez mon raisonnement. Nous sommes cinq. En dehors de nous, personne sur Sark n’aurait pu accomplir ce que X a accompli. Cinq, pas un de plus. On peut considérer le fait comme établi. Maintenant, qui est X ? Pour commencer, ce n’est pas moi.
— Nous n’avons qu’à vous croire sur parole, n’est-ce pas ? cracha Rune.
— Pas du tout. Moi seul n’ai pas de motif. L’objectif de X est de prendre le contrôle de l’industrie du kyrt. Je possède le tiers des champs de kyrt floriniens. Mes filatures, mes installations et ma flotte de commerce sont suffisamment prédominantes pour évincer n’importe lequel d’entre vous ou vous quatre si j’en ai envie. Je n’aurais pas eu besoin de recourir à un chantage compliqué.
Il éleva la voix pour dominer le vacarme que faisaient les Écuyers qui parlaient tous ensemble.
— Ecoutez-moi ! Chacun de vous a un motif. Le continent de Rune est le plus petit et ses domaines sont les moins vastes. Je sais que c’est une situation qui le mécontente et il ne peut pas dire le contraire. La lignée de Balle est la plus ancienne. Il fut un temps où sa famille régnait sur Sark. Il ne l’a sans doute pas oublié. Bort souffre d’être toujours mis en minorité au Conseil et de ne pas pouvoir, en conséquence, conduire ses affaires dans ses territoires avec toute la brutalité qu’il voudrait.
« Steen a des goûts dispendieux et ses finances battent de l’aile. Il lui faut impérativement remplir ses caisses. Tous les mobiles sont réunis : la jalousie, la soif de puissance, la cupidité, la recherche du prestige. Maintenant, lequel d’entre vous est X ?
Une flamme malicieuse dansa soudain dans les yeux du vieux Balle.
— Vous ne le savez pas ?
— Cela n’a pas d’importance. Ecoutez-moi bien. J’ai dit que quelque chose a effrayé X (continuons de l’appeler X) après la première lettre qu’il nous a envoyée. Savez-vous de quoi il a eu peur ? Lors de notre précédente conférence, j’ai prêché l’unité d’action nécessaire. X était là. X était l’un de nous – et il est encore l’un de nous. Il savait que le front commun signifierait pour lui l’échec. Il comptait vaincre parce qu’il savait que notre idéal de stricte autonomie continentale nous maintiendrait divisés jusqu’au dernier moment et au-delà. Voyant qu’il s’était trompé, il a décidé d’attendre que l’urgence s’estompât pour repartir ensuite à l’attaque.
« Mais il se trompe encore. Nous ferons encore front commun et il n’existe qu’un seul moyen sûr de réaliser l’union, compte tenu du fait que X est parmi nous. L’autonomie continentale est morte. C’est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre car des plans de X ne peut résulter que notre défaite économique ou l’intervention de Trantor. Je ne puis avoir confiance en personne sinon en moi-même. Aussi, à partir de maintenant, je prends la direction des affaires de Sark, planète unie. Êtes-vous avec moi ?
Tout le monde était debout et s’égosillait. Bort menaçait Fife du poing. Il y avait un peu d’écume aux coins de ses lèvres.