Mais les Écuyers étaient impuissants. Fife souriait. Chacun était très loin, sur son continent. Il pouvait rester assis derrière son bureau à les regarder tempêter.
— Vous n’avez pas le choix, reprit-il. Moi aussi, j’ai fait mes préparatifs depuis la conférence de l’an passé. Pendant que vous étiez en train de m’écouter bien gentiment, des officiers à ma dévotion ont pris le commandement des forces spatiales de Sark.
— Trahison ! hurla le chœur des Écuyers.
— Trahison envers l’autonomie continentale, loyauté à Sark, rétorqua Fife.
Steen tordait nerveusement ses doigts dont le vernis cuivre était la seule touche de couleur sur sa peau.
— Mais c’est X ! s’exclama-t-il. Même si X est l’un de nous, nous sommes trois innocents. Et je ne suis pas X, C’est quelqu’un d’autre, ajouta-t-il en jetant un regard venimeux à ses collègues.
— S’ils le souhaitent, les trois innocents entreront dans mon gouvernement. Ils n’ont rien à perdre.
— Mais qui sont les innocents ? tonna Bort. Vous ne le direz pas ! Vous allez nous tenir tous le bec dans l’eau avec cette histoire et… et…
Il s’arrêta, le souffle court.
— Non. Je connaîtrai son identité dans vingt-quatre heures. Sachez que ce fameux spatio-analyste est entre mes mains.
Le silence suivit ces paroles. Les Grands Écuyers s’entreregardèrent d’un air plein de réserve et de méfiance.
Fife ricana.
— Vous vous demandez tous qui est X ? Il y en a un qui le sait, n’en doutez pas. Et, sous vingt-quatre heures, nous le saurons tous. Cela dit, messires, n’oubliez pas que vous ne pouvez rien faire. La flotte de guerre est désormais en ma possession. Je vous salue.
Il leva la main pour leur signaler que la conférence était terminée. L’un après l’autre, ils disparurent comme des étoiles effacées de l’écran panoramique par le passage d’une invisible épave.
Steen fut le dernier à partir.
— Fife !
Sa voix était mal assurée.
Fife leva la tête.
— Oui ? Vous voulez avouer, maintenant que nous sommes seuls ? Vous êtes X ?
L’affolement convulsa les traits de Steen.
— Non ! Non ! Sur ma parole… Je veux simplement vous demander si vous parliez sérieusement. En ce qui concerne l’autonomie continentale et tout le reste…
Fife considéra le vieux chronomètre fixé au mur.
— Je vous salue, répéta-t-il.
Une plainte s’échappa de la gorge de Steen. Il tendit la main vers le bouton de contrôle et se dématérialisa à son tour.
Fife demeura immobile derrière son bureau. Maintenant que la conférence était achevée, maintenant que la crise avait atteint son point culminant, il se sentait abattu. Sa bouche sans lèvres était comme une entaille dans son visage plein.
Tout son raisonnement partait du postulat que le spatio-analyste était fou, que la menace apocalyptique n’existait pas. Mais quel tapage Pour un fou ! Junz, le représentant du B.I.A.S., aurait-il passé une année à rechercher un dément ? Pourquoi tant d’acharnement à faire la chasse à des contes bleus ?
Cela, Fife n’en avait pas parlé. C’était à peine s’il osait se poser la question à lui-même, Et si ce-spatio-analyste n’avait jamais été fou ? Si la planète du kyrt était en danger ?
Le secrétaire florinien s’approcha du Grand Écuyer de sa démarche glissante.
— Messire !
Sa voix était sèche et atone.
— Qu’y a-t-il ?
— Le navire qui ramène votre fille a atterri.
— Le spatio-analyste et la femme indigène sont-ils sains et saufs ?
— Oui, Messire.
— Qu’ils ne soient interrogés qu’en ma présence. Qu’on les mette au secret jusqu’à ce que je sois là,… Des nouvelles de Florina ?
— Oui, messire. Le Prud’homme est capturé. Il fait route vers Sark.
CHAPITRE XIII
LE YACHTMAN
Les lumières du port brillaient d’un éclat uniforme dans le crépuscule qui s’épaississait. Jamais l’éclairage global n’était inférieur à la luminosité atténuée d’une fin d’après-midi. Au Port 9 comme dans les autres ports de plaisance de la Cité Haute, il faisait jour pendant toute la durée de la révolution de Florina. La clarté était plus prononcée à midi quand le soleil était à son zénith mais c’était là sa seule variation.
Markis Genro savait que le jour proprement dit était arrivé à son terme uniquement parce que en entrant dans le port il avait laissé derrière lui les feux colorés de la Cité, qui brasillaient dans l’ombre sans chercher à se substituer au jour.
Genro s’arrêta à l’entrée principale. Le gigantesque fer à cheval de l’astrodrome – trente-six hangars, cinq silos de départ – ne l’impressionnait manifestement pas. Pour lui comme pour tout yachtman expérimenté, c’était là un spectacle banal.
Il prit une longue cigarette violette dont le bout était recouvert d’une infime couche de kyrt argenté et la glissa entre ses lèvres. L’extrémité qu’il protégeait de sa main en coupe émit une phosphorescence verdâtre quand il aspira. La cigarette brûlait lentement sans faire de cendres. Un filet de fumée couleur émeraude s’échappa des narines de Genro.
— La routine, murmura-t-il.
Un homme en costume de yachtman se porta à sa rencontre sans hâte apparente. Seules les initiales d’une discrète élégance au-dessus de l’unique bouton de sa veste indiquaient qu’il était membre du comité de direction du club.
— Tiens, Genro ! Et pourquoi pas la routine ?
— Bonsoir, Doty. J’avais craint qu’avec tout ce remue-ménage un petit malin ait eu l’idée de fermer le port. Sark en soit louée, il n’en est rien.
Le membre du comité devint grave.
— Il n’est pas exclu qu’on en arrive là, vous savez. Êtes-vous au courant des dernières nouvelles ?
Genro sourit.
— Comment peut-on savoir s’il s’agit des dernières ou des avant-dernières ?
— Il n’y a plus de problème en ce qui concerne l’indigène meurtrier.
— Voulez-vous dire qu’il est arrêté ? Je l’ignorais.
— Non, il n’est pas arrêté mais l’on sait qu’il n’est pas dans la Cité Basse.
— Ah bon ? Où se trouve-t-il donc ?
— Dans la Cité Haute. Ici.
— Allons donc !
Genro écarquilla les yeux puis plissa les paupières d’un air incrédule.
— Je vous l’affirme, fit son interlocuteur, un peu vexé. C’est une information dont on m’a garanti la véracité. Les patrouilleurs ratissent la route du Kyrt. Ils ont bouclé le Parc et se servent des Arènes centrales comme point de coordination. C’est absolument authentique.
— Peut-être bien, après tout. – Genro promena un regard nonchalant sur les navires rangés dans les hangars. – Il y a bien deux mois que je ne suis pas venu au Port 9. Vous avez de nouveaux bâtiments ?
— Non. Ah si !… la Flèche de Flamme de Hiordesse.
Genro secoua la tête.
— Je le connais. En dehors des chromes, ce n’est rien du tout. – Je sens qu’il faudra que je finisse par dessiner moi-même mon astronef et cela ne m’enchante pas du tout.
— Vous vendez le Comète V ?
— Je ne sais pas si je vais le vendre ou l’envoyer à la casse. J’en ai assez de ces modèles récents. Trop d’automatisme ! Avec leurs relais et leurs calculateurs de trajectoire, il n’y a plus de sport.
— Vous n’êtes pas le seul que j’entends dire cela. Écoutez, si j’entends parler d’une occasion intéressante – un modèle ancien en bonne condition –, je vous préviendrai.
— Merci. Ça ne vous fait rien si je jette un petit coup d’œil ?