— Pas mal, dit Genro. Vous entretenez bien votre engin, Deamone. Il est petit mais il se défend.
— Je suppose que vous aimeriez faire un essai de vitesse et vous rendre compte de ses capacités de saut, fit prudemment. Terens. Ne vous gênez pas. Je n’y vois aucun inconvénient.
Genro hocha affirmativement la tête.
— Parfait. Où voulez-vous que nous allions ? – Il hésita et enchaîna. – Pourquoi ne pas rallier Sark ?
La respiration de Terens s’accéléra légèrement. C’était ce qu’il avait espéré. Il était sur le point de croire qu’il évoluait dans un univers magique. Les événements le poussaient sans qu’il y fût pour rien. Il n’eût pas été difficile de le persuader que tout était l’expression d’un plan. Les superstitions que les Écuyers encourageaient chez les indigènes avaient peuplé son enfance et c’était là chose malaisée à extirper. Rik, dont la mémoire était en train de renaître, était sur Sark. La partie n’était pas encore jouée !
— Et pourquoi pas ? fit-il avec enthousiasme.
— Eh bien, direction Sark !
La sphère qu’était Florina disparut de l’écran qui, à nouveau, fourmilla d’étoiles.
— Quel a été votre meilleur temps sur la distance Sark-Florina ? demanda Genro.
— Je n’ai jamais pulvérisé de records. Un temps moyen…
— Je suppose que vous mettez donc un peu moins de six heures ?
— A l’occasion, oui.
— Verriez-vous une objection à ce que je tente le parcours en cinq heures ?
— Aucune.
Il fallait des heures pour atteindre un point suffisamment éloigné de la distorsion spatiale due à la masse des corps célestes pour que le saut fût possible.
Terens était à la torture. Il y avait trois jours qu’il n’avait pratiquement pas dormi et la tension à laquelle il avait été soumis depuis tout ce temps rendait encore plus intolérable le manque de sommeil.
Genro lui jeta un regard oblique.
— Pourquoi ne faites-vous pas un somme ?
Le Prud’homme se fouetta pour prendre une expression fringante bien que les muscles de ses mâchoires eussent perdu leur tonus.
— Ce n’est rien, murmura-t-il, rien du tout.
Il bâilla prodigieusement et s’excusa d’un sourire. Le pilote se concentra sur le tableau de bord. Le regard de Terens redevint vitreux.
Les sièges d’un yacht de l’espace sont confortables par nécessité. Ils doivent protéger les passagers des effets de l’accélération. Quelqu’un qui n’est pas particulièrement fatigué peut facilement s’y assoupir. Terens, qui, pour le moment, eût dormi sur du verre pilé, ne sut pas quand il passa la frontière séparant l’état de veille du sommeil.
Il dormit pendant des heures. Profondément. Sans rêves, Il n’avait jamais aussi bien dormi de sa vie.
Il ne bougeait pas. Seule sa respiration égale indiquait qu’il était vivant quand une main retira sa calotte.
Terens émergea lentement du sommeil. Pendant plusieurs minutes, il n’eut pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Il se croyait encore chez lui, au village. Ce ne fut que peu à peu que la mémoire lui revint. Enfin, il sourit à Genro, toujours au poste de pilotage, et dit :
— J’ai l’impression de m’être endormi.
— Moi aussi. Voilà Sark.
Genro tendit le menton vers l’écran panoramique où l’on distinguait un large croissant blanc.
— Quand atterrissons-nous ?
— Dans une heure environ.
Terens était à présent suffisamment réveillé pour percevoir le subtil changement d’attitude de son compagnon. Quelque chose se glaça en lui quand il comprit que l’objet d’acier gris que Genro avait à la main était un pistolet-aiguille.
Il se leva.
— Que signifie…
— Asseyez-vous, ordonna doucement Genro.
Il tenait une calotte dans sa main libre.
Terens se toucha le crâne ; ses doigts se refermèrent sur une poignée de cheveux roux.
— Oui, fit Genro. C’est évident. Vous êtes florinien.
Le Prud’homme ne répondit pas.
— Je savais que vous étiez un indigène avant d’avoir mis les pieds sur le navire de ce pauvre Deamone, reprit Genro.
La bouche de Terens était comme du carton et ses yeux le brûlaient. Il contemplait l’étroit et mortel museau du pistolet, guettant l’éclair soudain, silencieux. Être allé si loin pour perdre la partie…
Mais Genro ne paraissait pas pressé. Le poing qui étreignait l’arme demeurait immobile.
— Votre erreur fondamentale, Prud’homme, dit-il d’une voix égale et lente, a été de vous imaginer que vous pourriez duper indéfiniment une police organisée. Et vous eussiez-mieux fait de ne pas avoir choisi l’infortuné Deamone comme victime.
— Je ne l’ai pas choisi, marmonna Terens.
— Disons alors que ce fut le hasard. Il y a quelque chose comme douze heures, Alstare Deamone se trouvait dans le Parc où il attendait sa femme. C’était uniquement pour des raisons sentimentales qu’il lui avait fixé rendez-vous à cet endroit ; c’était là qu’il l’avait rencontrée la première fois. Ce genre de cérémonie n’a rien de particulièrement original, s’agissant d’un jeune ménage, mais il semble que l’un et l’autre y attachaient de l’importance. Naturellement, Deamone ne se rendait pas compte que la relative solitude du lieu faisait de lui une proie toute désignée pour un assassin. Qui aurait pu avoir une idée pareille dans la Cité Haute ?
« Si les choses s’étaient déroulées normalement, le meurtre aurait pu n’être découvert que bien des jours après qu’il eut été commis. Mais la femme de Deamone arriva dans la demi-heure qui suivit le crime. Elle fut très étonnée de ne pas trouver son mari. Elle a expliqué que Deamone n’était pas le genre d’homme à s’en aller, furieux, sous prétexte qu’elle était un peu en retard. Elle était souvent en retard et Alstare Deamone se serait fait une raison. Ne le voyant pas, elle supposa qu’il l’attendait peut-être dans « leur » grotte.
« Deamone avait évidemment attendu son épouse devant cette fameuse grotte. C’était celle qui était la plus proche du lieu de l’agression et c’est au fond de celle-ci que le criminel avait caché le corps. La femme de Deamone entra donc et elle trouva… vous savez ce qu’elle trouva, n’est-ce pas ? Elle réussit à faire prévenir la Patrouille par les bureaux du Depsec bien que le choc eût déclenché chez elle une crise de nerfs qui rendait ses propos presque incohérents.
— Qu’éprouve-t-on quand on tue un homme de sang-froid et qu’on laisse sa femme le retrouver à l’endroit même qui était pour eux le symbole du bonheur, Prud’homme ?
Terens étouffait de rage et frustration.
— Vous autres les Sarkites, vous avez tué des millions de Floriniens, jeta-t-il d’une voix entrecoupée. Des femmes. Des enfants. Vous vous enrichissez sur notre dos. Ce yacht…
Il laissa sa phrase en suspens, incapable de poursuivre.
— Deamone n’était pas responsable de l’état de choses qu’il avait trouvé en venant au monde. Si vous étiez né Sarkite, qu’auriez-vous fait ? Auriez-vous renoncé à vos biens si vous en possédiez, pour aller travailler dans les champs de kyrt ?
— Eh bien, tirez ! hurla Terens. Qu’est-ce que vous attendez !
— Rien ne presse. J’ai tout le temps de terminer mon histoire Nous n’étions pas certains de l’identité du mort ni de celle de son assassin, mais il y avait de fortes chances pour que ce fussent respectivement Deamone et vous. Cela nous semblait clair du fait que les cendres découvertes à côté du cadavre étaient celles d’un uniforme de patrouilleur que vous vouliez faire passer pour les restes d’un vêtement sarkite. Il était donc probable que vous fileriez vers le yacht de Deamone. Vous avez surestimé notre lourdeur d’esprit, Prud’homme.