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« La situation était quand même assez complexe. Vous étiez un homme aux abois et il ne suffisait pas de vous traquer. Vous étiez armé et vous vous seriez sans doute suicidé plutôt que de vous rendre. Il ne fallait pas vous laisser vous suicider. On vous réclamait sur Sark et on vous voulait intact.

« L’affaire était pour moi fort délicate. Il m’était nécessaire de convaincre le Depsec que je pourrais la régler seul et vous ramener sur Sark discrètement et sans difficulté. Vous conviendrez que c’est à la lettre, ce qui s’est passé.

« Pour être franc, je vous dirai que je n’étais pas sûr, au début que vous étiez bien notre homme. Vous portiez un costume de ville ordinaire, ce qui était une incroyable faute de goût dans un port de plaisance. Personne n’aurait eu l’idée de se faire passer pour un yachtman sans revêtir la tenue adéquate, pensai-je. J’en ai conclu que vous nous tendiez délibérément un piège, que vous cherchiez à vous faire arrêter pour permettre au vrai coupable de s’échapper pendant ce temps-là dans une autre direction.

« J’hésitai et je vous ai tâté d’une autre manière. J’ai manié la clé avec maladresse. Il n’existe pas d’astronefs qui s’ouvrent à droite du sas : la serrure est invariablement du côté gauche.

— Vous n’avez pas eu l’air surpris de mon erreur. Pas le moins du monde. Je vous ai ensuite demandé si vous aviez déjà accompli le trajet Sark-Florina en moins de six heures. A l’occasion, m’avez-vous répondu. Performance tout à fait remarquable car le record est de plus de neuf heures.

— J’ai alors compris que vous ne pouviez pas être un appeau. Votre ignorance était trop grande. Elle ne pouvait pas ne pas être réelle et vous étiez probablement celui que je cherchais. Il ne restait plus qu’à attendre que vous vous endormiez (et il suffisait de vous regarder pour comprendre que vous tombiez de sommeil), à vous désarmer et à vous tenir tranquillement en respect. C’est plus par curiosité que pour une autre raison que je vous ai retiré votre coiffure : j’avais envie de voir à quoi ressemblait un costume sarkite d’où sort une tignasse rouquine.

Terens avait le regard fixé sur la neuromatraque. Peut-être Genro vit-il saillir les muscles de ses mâchoires. Peut-être devina-t-il seulement à quoi il pensait.

— Bien sûr, dit-il, il m’est interdit de vous tuer, même si vous sautez sur moi, même pour me défendre. Mais n’allez pas vous imaginer que cela vous donne un avantage. Si vous faites un geste, je vous tire dans la jambe.

Toute idée de résistance abandonna Terens. Assis rigide sur son siège, il se prit le front dans les mains.

— Savez-vous pourquoi je vous ai raconté tout cela ? lui demanda doucement Genro.

Le Prud’homme demeura muet.

— Tout d’abord, j’éprouve un certain plaisir à vous voir souffrir. Je n’aime pas les criminels, tout particulièrement quand ce sont des indigènes qui assassinent les Sarkites. J’ai ordre de vous ramener vivant mais rien dans mes instructions ne m’oblige à vous rendre le voyage agréable. D’autre part, il est indispensable que vous sachiez exactement comment la situation se présente car, lorsque nous nous serons posés sur Sark, ce sera à vous qu’incombera la suite de l’opération.

Terens leva les yeux vers le pilote.

— Comment ?

— Le Depsec sait que vous arrivez. Le bureau florinien de sécurité l’a prévenu dès que le yacht est sorti de l’atmosphère. Aucun doute là-dessus. Mais, comme je vous le disais, il m’a été nécessaire de convaincre le Depsec que j’étais capable de mener l’affaire à bien à moi tout seul. Toute la différence est là.

— Je ne comprends pas…

— Je vous ai dit qu’on vous réclamait sur Sark, expliqua calmement Genro, qu’on vous voulait intact. Mais ce « On »n’est pas le Depsec : il s’agit de Trantor !

CHAPITRE XIV

LE RENÉGAT

Selim Junz n’avait jamais eu un tempérament flegmatique et une année de frustration n’avait rien arrangé. Il ne pouvait pas rester à siroter son vin avec componction. Alors que, brusquement, le sol vacillait sous ses pas. Bref, Selim Junz n’était pas Ludigan Abel.

Quand il eut tempêté tout son saoul, proclamé qu’en aucun cas Sark n’aurait la liberté d’enlever et de retenir prisonnier un membre du B.I.A.S., et cela quelles que fussent les nécessités des services d’espionnage trantorien, Abel se contenta de dire :

— Je crois que vous feriez mieux de passer la nuit ici, Dr Junz.

— J’ai autre chose à faire, répliqua Junz sur un ton glacial.

— Bien sûr, mon cher, bien sûr. Tout de même, si l’on tue mes hommes à coups de fulgurant, il faut vraiment que Sark ne manque pas d’audace. Un accident pourrait fort bien vous arriver avant la fin de la nuit. Attendons de voir ce que demain va nous apporter.

Les protestations de Junz qui le pressait de passer à l’action furent vaines. Abel, sans perdre son air indifférent, presque négligent, devint subitement dur d’oreille, et Junz fut reconduit à sa chambre avec politesse et fermeté.

Dans son lit, il contempla fixement les fresques légèrement lumineuses du plafond (elles reproduisaient avec une habileté modérée la Bataille des Lunes Arcturiennes de Lenhaden). Il savait qu’il ne pourrait pas dormir. Soudain, il respira – une légère bouffée de gaz – de la somnine – et il perdit conscience avant d’en avoir aspiré une seconde. Cinq minutes plus tard, un courant d’air chassa l’anesthésique de la chambre. Junz avait suffisamment absorbé de somnine pour dormir huit heures d’un sommeil réparateur.

Quand il se réveilla, la froide et blafarde lumière de l’aube baignait la pièce. Les yeux papillotants, il considéra Abel.

— Quelle heure est-il ? lui demanda-t-il.

— Six heures.

— Par l’espace ! – Ses jambes maigres émergèrent des draps. Vous vous levez tôt.

— Je n’ai pas dormi.

— Comment ?

— Cela me manque, croyez-moi. Je ne réagis plus à l’antisomnine comme quand j’étais jeune.

— Je vous demande quelques instants, murmura Junz.

Ses ablutions ne prirent guère de temps. Il réapparut, serrant la ceinture de sa tunique.

— Alors ? fit-il en en ajustant la couture magnétique. Je suppose que vous n’avez pas passé une nuit blanche et que vous ne me réveillez pas à six heures du matin pour rien ?

— Vous avez raison.

Abel s’assit sur le lit et, rejetant la tête en arrière, éclata de rire. Un rire aigu et un peu voilé découvrant des dents de matière plastique, puissantes et d’une teinte tirant sur le jaune, qui paraissaient incongrues dans ses gencives déchaussées.

— Excusez-moi, Junz. Je ne suis pas tout à fait dans mon état normal. J’ai la tête vide d’avoir veillé toute la nuit et de m’être drogué. Je songe presque à suggérer à Trantor de nommer quelqu’un de plus jeune à ma place.

— Auriez-vous appris qu’ils n’ont pas capturé le spatio-analyste, après tout ? fit Junz avec une nuance de sarcasme à travers lequel perçait néanmoins un espoir soudain.

— Hélas non. Ils l’ont bel et bien capturé. Ma joie, je le crains est entièrement due au fait que notre réseau est intact.

Junz se retint de s’exclamer :

« Au diable votre réseau ! »