Le domaine de l’ambassade couvrait quelque deux cent cinquante hectares patrouillés par des gardes armés, portant l’uniforme et les insignes trantoriens. Aucun Sarkite n’était autorisé à pénétrer dans la résidence sans y avoir été préalablement invité et en aucun cas un visiteur en armes n’était admis. Certes, les effectifs n’eussent pas pu résister plus de deux ou trois heures à un assaut déterminé lancé par un seul régiment blindé, mais il y avait derrière ce petit détachement la capacité de représailles d’une force organisée groupant un million de planètes.
Le sanctuaire demeurait inviolé.
L’ambassade pouvait même maintenir des contacts matériels avec Trantor sans avoir besoin de passer par les ports sarkites. Juste au-dessus de la limite des cent milles qui marquait la frontière entre « L’espace planétaire » et « L’espace libre », un vaisseau tournait en rond, abritant dans ses flancs de petits gyros adaptés au vol atmosphérique, capables de piquer sur l’astrodrome privé de l’ambassade.
Celui qui se préparait à se poser n’était pas annoncé. Ce n’était pas non plus un engin trantorien. La garnison miniature prit rapidement position. Un canon-aiguille fut mis en batterie, la gueule pointée vers le ciel. Les écrans énergétiques furent branchés.
Il y eut un échange de messages radio.
Le lieutenant Camrum se détourna de l’émetteur et dit :
— Je ne sais pas. Il prétend qu’on va l’abattre d’ici deux minutes si nous ne le laissons pas atterrir. Il demande le droit d’asile.
Le capitaine Elyut venait d’entrer.
— Bien sûr, fit-il. Et ensuite, Sark prétendra que nous nous immisçons dans ses affaires intérieures, et si Trantor décide d’amortir le coup, nous serons cassés, vous et moi, parce qu’il faudra donner des gages. Qui est-ce ?
— Il ne veut pas dire son nom, répondit le lieutenant avec irritation. Il veut parler à l’ambassadeur. J’aimerais que vous me donniez des instructions, mon capitaine.
Le récepteur à ondes courtes crépita et une voix affolée tomba du haut-parleur.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un, oui ou-non ? Je vous préviens que je descends. Ma parole ! Je ne peux pas attendre une minute de plus, je vous le répète.
Un gémissement aigu ponctua les derniers mots.
— Par l’espace, je connais cette voix ! s’exclama le capitaine. Qu’il atterrisse. J’en prends la responsabilité.
Le gyro reçut l’autorisation de se poser. Il plongea à la verticale, plus vite qu’il ne l’aurait dû en raison de l’inexpérience du pilote et de l’état de panique dans lequel il se trouvait. Le canon-aiguille demeura braqué, prêt à faire feu.
Le capitaine établit une ligne directe entre le poste et le bureau d’Abel. L’alerte n° 1 fut décrétée dans l’ambassade. L’escadrille sarkite qui avait surgi dix minutes après l’atterrissage du gyro patrouilla dans le ciel pendant deux heures, puis les appareils se retirèrent.
Ils étaient trois dans la salle à manger : Abel, Junz et le nouvel arrivant. Avec un aplomb admirable eu égard à la situation, l’ambassadeur avait joué le rôle de l’amphitryon sans soucis. Pendant des heures, il s’était retenu de s’enquérir de la raison pour laquelle un Grand Écuyer sollicitait le droit d’asile.
Junz était loin d’avoir la même patience.
— Mais qu’allez-vous faire de lui ? souffla-t-il à l’oreille de l’ambassadeur.
Celui-ci sourit.
— Rien. Tout au moins jusqu’à ce que je sache si j’ai mon Prud’homme ou si je ne l’ai pas. Je tiens à connaître mon jeu avant de lancer les dés. Et comme c’est l’Écuyer qui est venu me trouver, l’attente usera plus ses nerfs que les nôtres.
Il avait raison. A deux reprises, l’Écuyer s’était lancé dans un monologue fébrile et, à deux reprises, Abel avait répondu :
— Messire, il est bien déplaisant de parler de choses graves quand on a l’estomac vide !
Il lui avait souri aimablement et avait commandé le dîner.
Quand on eut servi les vins, l’Écuyer fit une nouvelle tentative :
— Vous vous demandez sûrement pourquoi j’ai quitté le continent de Steen.
— Je ne puis imaginer pour quel motif l’Écuyer de Steen se trouve réduit à fuir, poursuivi par une escadre sarkite, reconnut l’ambassadeur.
Steen observait Abel et Junz d’un œil attentif. Son visage étroit et pâle était tendu tandis qu’il calculait. Ses longs cheveux étaient coiffés de façon à former des mèches soigneusement bouclées, retenues par de minuscules barrettes qui s’entrechoquaient à chacun de ses gestes comme pour insister sur le mépris dans lequel il tenait la mode sarkite en honneur dans le domaine capillaire. Un subtil parfum s’exhalait de sa personne et de ses vêtements.
Abel, auquel n’échappa ni le léger pincement de lèvres de Junz ni le geste rapide par lequel ce dernier caressa sa chevelure courte et crépue, essaya d’imaginer avec amusement ses réactions, si Steen était apparu avec son fond de teint rouge et ses ongles cuivrés.
— Il y a eu une conférence intercontinentale aujourd’hui, annonça l’Écuyer.
— Vraiment, murmura l’ambassadeur.
Abel écouta sans broncher l’autre relater le déroulement de la conférence.
— Et nous avons vingt-quatre heures, conclut Steen avec indignation. Seize se sont déjà écoulées. Ma parole !
— Et vous êtes X, s’exclama Junz qui avait manifesté une fébrilité croissante à mesure que Steen parlait. Vous êtes X. Vous vous êtes réfugié ici parce que Fife vous a arraché votre masque. C’est excellent ! Abel, nous tenons notre preuve en ce qui concerne l’identité du spatio-analyste. Nous allons pouvoir exiger qu’on nous le livre en échange de cet homme.
La voix flûtée de Steen eut du mal à dominer le timbre puissant de Junz.
— Ma parole ! Mais, ma parole… Vous êtes fou ! Taisez-vous !
Laissez-moi parler, vous dis-je !… Comment s’appelle-t-il, Excellence ? Je ne me rappelle plus son nom.
— Le docteur Selim Junz, messire.
— Dr Selim Junz, je n’ai jamais vu de ma vie ce spatio-analyste, cet idiot, cet individu quoi qu’il puisse être. Et je n’ai jamais entendu pareille absurdité. Je ne suis absolument pas X. Parole… Je vous serais reconnaissant de ne plus utiliser cette lettre imbécile. Allez-vous ajouter foi au ridicule mélodrame de Fife ? Ma parole !
Mais Junz ne renonçait pas à son idée.
— En ce cas, pourquoi vous êtes-vous enfui ?
— Au nom de Sark, n’est-ce pas évident ? C’est à mourir de rire ! Parole ! Vous ne voyez pas quel jeu jouait Fife ?
Abel l’interrompit pour dire d’une voix tranquille :
— Si vous vous expliquiez, messire. Il n’y aurait pas d’interruption.
— Mille grâces, fit Steen sur le ton de la dignité outragée. Les autres me regardent de haut parce que je ne comprends pas quel intérêt il y a à compulser des états, des statistiques et autres choses aussi assommantes. Ma parole, j’aimerais savoir à quoi servirait l’administration publique ? Un Grand Écuyer ne pourrait-il donc pas être un Grand Écuyer ?
« Mais ce n’est pas parce que j’aime mon confort que je suis un niais. Parole ! Les autres sont peut-être aveugles mais je suis capable de m’apercevoir que Fife se moque de ce spatio-analyste comme d’une guigne. Je ne sais d’ailleurs même pas s’il existe. C’est une idée qui a germé dans la tête de Fife l’année dernière et, depuis, il nous manœuvre comme des pantins.
« Il nous prend pour des crétins, ma parole ! Et il est vrai que les autres sont des crétins. De dégoûtants crétins ! C’est lui qui a monté cette histoire sans queue ni tête. Je ne serais pas étonné si cet indigène censé avoir tué des patrouilleurs à la douzaine n’était qu’un espion de Fife affublé d’une perruque rouge. Et si c’est vraiment un indigène, je suppose qu’il est à sa solde. Ça ne me surprendrait pas. Parole ! Fife n’hésiterait pas à utiliser des indigènes contre ses frères de race. Voilà comment il est…