Abel tendit le bras vers Fife.
— Voici le plus grand des Écuyers qui aient jamais existé. Le monde lui appartient tout entier. Que pensez-vous de lui ?
— Je suis Terrien, répliqua fièrement Rik. Je ne lui appartiens pas.
Abel se tourna vers Fife et murmura en aparté :
— Je ne crois pas que l’on puisse dresser un indigène adulte au point de lui apprendre à manifester une attitude aussi provocante.
— Même s’il s’agit d’un individu dont on a lavé le cerveau ? rétorqua dédaigneusement Fife.
Abel revint à Rik.
— Connaissez-vous cet homme ?
— Non.
— C’est le Dr Selim Junz. Il occupe un poste important au sein du Bureau Interstellaire d’Analyse Spatiale.
Rik dévisagea intensément le Dr Junz.
— Alors, c’était un de mes chefs. Mais, ajouta-t-il, désappointé, je ne le connais pas. Peut-être l’ai-je oublié.
Junz secoua tristement la tête.
— Je ne l’ai jamais vu, Abel.
— Réponse intéressante, murmura Fife.
— A présent, Rik, écoutez-moi, reprit Abel. Je vais vous raconter quelque chose. Ecoutez-moi de toutes vos forces, avec toute votre attention. Et réfléchissez. Réfléchissez ! Vous me comprenez ?
Rik acquiesça.
Abel se mit à parler avec lenteur. Pendant de longues minutes, il n’y eut dans la pièce d’autre bruit que le son de sa, voix. Rik avait fermé les yeux. Les lèvres pincées, les poings serrés contre sa poitrine, le buste penché en avant, il avait l’air d’un homme à la torture.
Abel parlait. Il évoquait les événements tels qu’ils avaient été soigneusement présentés par l’Écuyer de Fife. Il parlait du premier message, annonciateur de désastres, de son interception, de l’entrevue entre Rik et X, du sondage psychique, de la découverte du jeune homme sur Florina, du médecin qui l’avait examiné et qui était mort, du voile de l’oubli qui se déchirait progressivement.
— Voilà toute l’histoire, Rik, conclut-il. Je vous l’ai intégralement rapportée. Est-ce que certains détails évoquent un écho en vous ?
— Je me rappelle la dernière partie, répondit Rik. – Son débit était haché et douloureux. – Les premiers jours… Je me souviens aussi de certaines choses antérieures. Le médecin, peut-être. L’époque où j’ai commencé à parler. C’est vague… mais il n’y a rien d’autre.
— Mais vous vous souvenez d’un danger menaçant Florina ?
— Oui ! Oui ! C’est le premier souvenir qui me soit revenu.
— Et ensuite ? Vous êtes arrivé sur Sark et vous avez rencontré quelqu’un ?
Rik poussa un gémissement.
— Non… je ne me rappelle pas.
— Essayez de vous souvenir. Essayez !
Rik leva la tête. Son visage était couvert de sueur.
— Je me rappelle un mot.
— Lequel, Rik ?
— Il n’a aucun sens.
— Dites quand même.
— Je revois une table. C’est loin, très loin. Et très flou. J’étais assis. Je crois qu’il y avait quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui était également assis. Et puis l’homme était debout. Je le voyais au-dessus de moi. Il me regardait. Et il a prononcé ce mot.
Abel était patient.
— Quel mot ?
Rik serra les poings et fit dans un souffle.
— Fife !
Tout le monde, excepté Fife, bondit sur ses pieds.
— Je vous l’avais bien dit ! s’écria Steen.
Et il éclata d’un rire strident et saccadé.
CHAPITRE XVII
L’ACCUSATRICE
— Finissons-en avec cette farce, dit Fife, dominant sa fureur.
Le regard dur, les traits impassibles, il avait attendu pour intervenir que les autres, le choc passé, se fussent rassis. La tête baissée, les paupières closes, Rik luttait contre la migraine. Valona s’approcha de lui, s’efforçant de poser le front du jeune homme sur son épaule. Doucement, elle lui caressa la joue.
— Pourquoi ce mot de farce ? demanda Abel d’une voix mal assurée.
— N’en est-ce pas une ? J’ai accepté de participer à cette conférence uniquement sous la pression d’une menace que vous agitiez au-dessus de moi. J’aurais quand même refusé si j’avais su que je devais comparaître devant un tribunal de renégats et d’assassins, tout à la fois procureurs et jurés.
Abel fronça les sourcils et répondit avec une raideur glaciale :
— Ce n’est pas un tribunal, messire. Le Dr Junz est ici pour qu’on lui remette un membre du B.I.A.S. C’est son droit et son devoir. Je suis ici pour défendre les intérêts de Trantor en cette période de crise. Je ne doute pas que Rik soit le spatio-analyste disparu. Nous pouvons mettre immédiatement un terme à cette partie de notre conférence si vous vous déclarez prêt à confier cet homme au Dr Junz aux fins d’examens complémentaires, examens comprenant une vérification anthropologique. Nous vous demanderons naturellement de nous aider à retrouver celui qui s’est rendu coupable d’exercice illégal du psychosondage, et à préparer des mesures destinées à empêcher que se renouvellent à l’avenir des pratiques de ce genre à l’encontre du personnel d’une agence interstellaire qui, après tout, s’est toujours tenue en dehors de la politique régionale.
— Admirable discours ! Mais l’évidence reste l’évidence et vos plans sont transparents. Que se passera-t-il si j’accède aux vœux du Dr Junz ? J’ai comme une idée que le B.I.A.S. découvrira exactement ce qu’il veut découvrir. Il prétend être une agence interstellaire politiquement neutre, mais le fait est là : Trantor souscrit les deux tiers du budget annuel du Bureau. Je doute qu’un observateur puisse raisonnablement considérer que l’attitude du Bureau soit neutre. Il est certain que ce qu’il découvrira par le canal de cet homme sera conforme aux visées impérialistes de Trantor.
« Et que trouvera-t-il ? Cela aussi est clair. La mémoire de ce spatio-analyste reviendra progressivement. Le B.I.A.S. publiera les bulletins quotidiens. L’homme recouvrera petit à petit le souvenir des détails indispensables. D’abord, mon nom. Ensuite, mon apparence physique. Après, les mots exacts que j’ai prononcés. Je serai solennellement déclaré coupable. On exigera des réparations et Trantor sera obligé d’occuper temporairement Sark, un temporaire qui finira par devenir définitif.
« Il y a des limites au-delà desquelles le chantage ne marche plus. Le vôtre perd ses droits ici, monsieur l’ambassadeur. Si vous voulez cet homme, que Trantor envoie une flotte de guerre pour le prendre.
— Il n’est pas question d’employer la force, rétorqua Abel. Je remarque toutefois que vous vous êtes soigneusement gardé de démentir les implications contenues dans les dernières déclarations du spatio-analyste.
— Il n’y a rien dans ces propos qui mérite l’honneur d’un démenti. Il se rappelle un mot – ou prétend se le rappeler. Et alors ?
— Et cela ne signifie rien ?
— Absolument rien. Le nom de Fife est illustre sur Sark. Même en supposant que ce soi-disant spatio-analyste soit sincère, il a eu pendant un an l’occasion de l’entendre sur Florina. Il est arrivé sur Sark à bord d’un navire qui transportait également ma fille : occasion plus favorable encore pour l’avoir entendu prononcer. N’est-il pas on ne peut plus naturel que ce nom soit associé aux souvenirs subsistant dans sa mémoire à l’état de traces ? Cela dit, il se peut aussi qu’il ne soit pas sincère. Ces révélations au compte-gouttes ont fort bien pu être préparées à l’avance.
Abel ne trouva rien à répondre. Ses yeux se posèrent sur les autres. Le front plissé, l’air sombre, Junz se pétrissait lentement le menton. Steen faisait des mines ridicules en se parlant tout seul. Le Prud’homme florinien contemplait fixement ses genoux.