Ce fut Rik qui parla. Repoussant Valona, il se leva.
— Ecoutez-moi, dit-il.
Son visage blême était contracté et son regard était celui d’un homme qui souffre.
— Une nouvelle révélation, j’imagine, jeta Fife.
— Ecoutez-moi ! Nous étions assis autour d’une table. Le thé était drogué. Nous nous étions disputés. Je ne me rappelle plus pourquoi. Je ne pouvais plus bouger. J’étais impuissant. Incapable de parler. Je pouvais seulement penser et je me disais que j’avais été drogué. J’aurais voulu crier, hurler, fuir, mais c’était impossible. Et l’autre, Fife, s’est approché de moi. Un peu plus tôt, il vociférait. Maintenant, il ne criait plus. Il n’en avait plus besoin. Il a contourné la table. Il s’est immobilisé à côté de moi. Il me dominait de toute sa taille. Je ne pouvais articuler un mot. Je ne pouvais rien faire. Je pouvais seulement essayer de lever les yeux vers lui.
Rik se tut.
— Et cet individu était Fife ? demanda Junz.
— Je me rappelle que son nom était Fife.
— Etait-ce cet homme ?
Rik ne se retourna pas.
— Je ne me souviens pas de son apparence.
— Vous en êtes sûr ?
Rik éclata :
— J’ai essayé de fouiller ma mémoire. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est dur. Ça fait mal ! C’est comme une aiguille chauffée au rouge qui s’enfonce profondément.
Il se toucha le front.
— Je sais que c’est dur, fit doucement Junz. Mais il faut que vous fassiez l’effort. Essayez encore. Regardez cet homme. Retournez-vous et regardez-le.
Rik obéit. Pendant un instant, il dévisagea l’Écuyer de Fife, puis il se détourna.
Junz revint à la charge.
— Vos souvenirs reviennent-ils ?
— Non ! Non !
Fife eut un sourire sinistre.
— Votre homme a-t-il oublié son rôle ou bien cette histoire paraîtra-t-elle plus vraisemblable s’il me reconnaît le prochain coup ?
— C’est la première fois que je le vois, répondit Junz avec véhémence. Je ne lui ai jamais adressé la parole auparavant. Nous n’avons pas monté de machinations contre vous et je suis las de vos accusations. Je ne cherche qu’une chose : la vérité.
— En ce cas, puis-je poser quelques questions ?
— Allez-y.
— Merci de votre amabilité. Dites-moi, Rik ou quel que soit votre nom véritable…
C’était un Écuyer interpellant un Florinien.
Rik se retourna.
— Oui, messire ?
— Vous étiez donc assis, drogué et impuissant. Vous rappelez-vous qu’un homme, qui se trouvait de l’autre côté de la table, s’est approché de vous ?
— Oui.
— Votre dernier souvenir est celui de cet homme debout au-dessus de vous qui vous regardait ?
— Oui.
— Vous avez levé les yeux vers lui ou essayé de les lever ?
— Oui.
— Asseyez-vous.
Rik obéit.
Fife resta immobile pendant un moment. Ses lèvres inexistantes paraissaient encore plus pincées et ses muscles saillaient sous ses joues que bleuissait une barbe rêche. Soudain, il se laissa glisser à bas de son siège.
Glisser était le mot. On aurait pu croire qu’il était tombé à genoux derrière son bureau.
Mais il avança et tout le monde vit qu’il était réellement debout.
Junz eut comme un éblouissement. Ce personnage colossal et formidable qui trônait sur son fauteuil s’était sans avertissement métamorphosé en un pitoyable pygmée.
Fife avançait péniblement ; ses jambes torves avaient du mal à supporter la masse de son buste puissant, gauchement incliné en avant. Il était cramoisi mais son regard conservait toute son arrogance. Steen éclata d’un fou rire nerveux qu’il maîtrisa quand les yeux de Fife se braquèrent sur lui. Les autres, fascinés et muets, étaient pétrifiés.
Fife se dirigeait vers Rik qui le contemplait fixement.
— Était-ce moi, l’homme assis de l’autre côté de la table ?
— Je ne me rappelle plus ses traits, messire.
— Je ne vous demande pas de vous souvenir de son visage. Avez-vous oublié cela ?
Frénétiquement, il agita les bras autour de son corps.
— Avez-vous oublié mon aspect ? Ma démarche ?
— Il semble. que je devrais m’en souvenir, répondit piteusement Rik, mais je ne sais pas.
— Voyons… Vous étiez assis. Il était debout et vous leviez les yeux vers lui ?
— Oui.
— Il vous toisait. Il vous dominait de toute sa taille, avez-vous dit ?
— Oui.
A présent, les deux hommes étaient l’un en face de l’autre.
— Est-ce que je vous toise ?
— Non, messire.
— Est-ce que vous levez les yeux pour me regarder ?
Rik était assis et Fife était debout : leurs yeux se trouvaient au même niveau.
— Non, messire.
— Est-il possible que cet homme ait été moi ?
— Non, messire.
— En êtes-vous certain ?
— Oui.
— Affirmez-vous toujours que son nom est Fife ?
— Je me rappelle ce nom, répondit Rik avec obstination.
— Alors, c’est qu’il s’est servi de mon nom ?
— C’est… c’est sans doute cela.
Lentement, Fife regagna son bureau en boitillant (et se rassit avec dignité.
— Depuis que j’ai l’âge d’homme, dit-il, personne ne m’a jamais vu debout. Pensez-vous qu’il soit utile de poursuivre cette discussion ?
Abel était à la fois embarrassé et ennuyé. Jusque-là, la conférence avait échoué sur toute la ligne. A chaque passe d’armes, Fife était parvenu à tirer son épingle du jeu. Il avait réussi à apparaître sous les traits d’un martyr. Trantor l’avait contraint à participer à cette conférence en employant le chantage et il avait réduit à néant les accusations calomnieuses dont il était l’objet.
Il diffuserait d’un bout à l’autre de la galaxie sa propre version des faits et il n’aurait pas à s’écarter beaucoup de la vérité pour en faire un excellent instrument de propagande antitrantorienne.
L’ambassadeur se demandait quelle ligne de repli adopter. Le spatio-analyste décervelé ne pouvait plus être utile à Trantor. Tous les « souvenirs » qui lui reviendraient dorénavant seraient accueillis par la risée générale, quelque véridiques qu’ils fussent. On le considérerait comme un outil de l’impérialisme trantorien. Un outil brisé, au demeurant.
Mais Abel hésitait encore, et ce fut Junz qui prit la parole :
— Il y a à mon avis une excellente raison pour ne pas clore encore cette conférence. Nous ne savons toujours pas exactement qui a fait subir un lavage de cerveau au psycho-analyste. Vous avez accusé l’Écuyer de Steen et Steen vous a accusé. En admettant que vous vous soyez tous deux trompés et que vous soyez tous deux innocents, il n’en demeure pas moins que vous croyez l’un et l’autre que le coupable est l’un des Grands Écuyers. Lequel ?
— Quelle importance cela a-t-il ? s’exclama Fife. En ce qui vous concerne, aucune. Cette question serait réglée à l’heure qu’il est sans l’ingérence de Trantor et du B.I.A.S. Je finirai par découvrir le traître. Rappelez-vous que le responsable de ce psychosondage, quel qu’il soit, avait originellement l’intention de s’emparer du monopole du kyrt : je ne suis pas homme à le laisser s’échapper, vous pouvez m’en croire. Lorsqu’il aura été identifié et aura eu le sort qu’il mérite, votre spatio-analyste vous sera rendu sain et sauf. C’est la seule proposition que je puisse vous faire et elle est très raisonnable.
— Que ferez-vous du coupable ?
— C’est là une affaire strictement intérieure qui ne vous regarde pas.