— Si, répliqua Junz avec force. Il ne s’agit pas seulement du spatio-analyste. L’affaire a des implications beaucoup plus vastes et je m’étonne que personne n’en ait encore fait état. Rik n’a pas été sondé uniquement parce qu’il était un spatio-analyste.
Abel ne voyait pas où Junz voulait en venir au juste mais il décida de mettre son poids dans la balance.
— Le Dr Junz se réfère évidemment au message dans lequel le spatio-analyste évoquait l’existence d’un danger, fit-il d’une voix suave.
Fife haussa les épaules.
— Personne à ma connaissance, pas même le Dr Junz, n’a attaché la moindre importance à cet aspect de la question depuis l’année dernière. Néanmoins, votre homme est là, Dr Junz. Interrogez-le.
— Il ne s’en souvient naturellement pas, rétorqua Junz avec colère. Le sondage a une action particulièrement efficace sur les chaînes de raisonnement les plus intellectuelles du cerveau. Ce garçon ne se rappellera peut-être jamais plus les éléments quantitatifs de sa vie professionnelle.
— Si ses souvenirs se sont envolés, que voulez-vous qu’on y fasse ?
— Quelque chose de fort positif. Quelqu’un d’autre est au courant : celui qui l’a psychosondé. Peut-être cet inconnu n’était-il pas lui-même un spatio-analyste ; peut-être ne connaît-il pas les détails avec précision. Toutefois, il a parlé avec Rik quand celui-ci était en possession de toutes ses facultés. Il en a sans doute appris suffisamment pour nous mettre sur la bonne piste. Sinon, il n’aurait pas osé détruire sa source d’informations. Rik, je vais vous poser une question pour la forme : vous ne vous rappelez rien ?
— Je me rappelle seulement qu’il y avait un danger et que ce danger était en rapport avec les courants de l’espace, murmura Rik.
— Même si vous trouviez le fin mot de l’histoire, en quoi seriez-vous plus avancé ? demanda Fife. Quel crédit accorder aux théories aberrantes que, de tout temps, des spatio-analystes à l’esprit dérangé ont élaborées ? Combien d’entre eux s’imaginent avoir percé les secrets de l’univers alors qu’ils sont tellement malades que c’est à peine s’ils sont capables de lire les cadrans de leurs instruments ?
— Il est possible que vous ayez raison. Avez-vous peur que je ne découvre quelque chose ?
— Je suis opposé à ce que l’on répande des rumeurs qui, vraies ou fausses, risqueraient d’affecter le commerce du kyrt. N’êtes-vous pas de mon avis, Abel ?
L’ambassadeur jura en son for intérieur. Fife cherchait à créer une situation telle que la responsabilité d’une interruption des exportations de kyrt résultant de son putsch pût être attribuée aux manœuvres de Trantor. Mais Abel était bon joueur. Calmement, sans émotion apparente, il fit monter les enchères :
— Non. Je vous conseille d’écouter ce que le Dr Junz a à dire.
— Merci, fit Junz. Comme vous l’avez souligné, sire Fife, celui qui a sondé le spatio-analyste, quel qu’il soit, a certainement assassiné le médecin qui l’avait examiné. Cela implique qu’il exerçait une certaine surveillance sur ce dernier durant son séjour sur Florina.
— Et alors ?
— Il doit subsister des traces de cette surveillance.
— Vous pensez que les indigènes sauraient qui les surveillait ?
— Pourquoi pas ?
— Vous n’êtes pas sarkite et c’est pour cela que vous vous trompez. Je vous garantis que les indigènes restent à leur place. Ils n’approchent pas les Écuyers et, si un Écuyer les approche, ils en savent assez long pour garder les yeux fixés sur leurs chaussures. Si quelqu’un les avait surveillés, ils ne s’en seraient pas aperçus.
Junz frémit visiblement sous le coup de l’indignation. Le despotisme était si profondément enraciné dans l’âme des Écuyers qu’ils n’éprouvaient aucune honte à l’exprimer ouvertement, en toute bonne conscience.
— Les indigènes ordinaires, je ne dis pas, reprit-il. Mais nous avons parmi nous un homme qui n’est pas un indigène ordinaire. Il a, semble-t-il, montré au-delà de toute expression qu’il n’est pas un Florinien respectueux des usages. Il n’a pas encore participé à la discussion et je crois qu’il est temps de lui poser quelques questions.
— Le témoignage de cet individu n’a aucune valeur, protesta Fife. Je profite de l’occasion pour exiger une fois de plus que Trantor le défère à la justice de Sark.
— Qu’il parle d’abord.
Abel intervint pour dire d’un ton bonhomme :
— Je ne pense pas que lui poser quelques questions puisse être nuisible, Fife. S’il refuse de coopérer ou si ses réponses ne sont pas dignes de foi, nous pourrons étudier votre demande d’extradition.
Terens qui, jusque-là, était resté immobile, plongé dans la contemplation de ses mains croisées, posa un instant les yeux sur Abel.
Junz se tourna vers le Prud’homme.
— Rik a résidé dans votre village depuis le jour où on l’a découvert, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et vous n’avez pas quitté votre circonscription ? Je veux dire que vous ne vous êtes pas absenté pour des voyages d’affaires prolongés ?
— Les Prud’hommes ne font pas de voyages d’affaires. Leur circonscription est leur lieu de travail.
— Parfait. Mais détendez-vous et ne soyez pas aussi susceptible. J’imagine que vos fonctions exigent que vous soyez au courant de la visite éventuelle d’un Écuyer ?
— Bien sûr. Quand cela se produit.
— Et cela s’est-il produit ?
Terens haussa les épaules.
— Une ou deux fois. Mais ce ne sont, rien de plus que des tournées de routine, je vous assure. Les Écuyers ne se salissent pas les mains avec le kyrt. Le kyrt brut, tout au moins.
— Un peu de respect, rugit Fife.
Terens le regarda.
— Pouvez-vous m’obliger à être respectueux ?
Abel s’interposa :
— N’intervenons pas, Fife, dit-il sur un ton apaisant. Vous et moi, nous ne sommes que des spectateurs.
L’insolence de Terens réjouissait Junz mais il ne manifesta pas son approbation.
— Répondez à mes questions sans faire de commentaires, je vous prie, Prud’homme.
— Je voudrais connaître le nom des Écuyers qui ont visité votre village au cours de l’année passée.
— Comment voulez-vous que je le sache ? s’exclama Terens en fureur. Je suis incapable de répondre à cette question, Les Écuyers sont les Écuyers et les indigènes sont les indigènes. J’ai beau être Prud’homme, je ne suis jamais qu’un indigène à leurs yeux. Je ne vais pas les accueillir à la porte pour leur demander comment ils s’appellent. Je reçois simplement un message, adressé au « Prud’homme » et m’avertissant qu’un Écuyer viendra en inspection tel jour, que je dois prendre toutes dispositions nécessaires. Je dois veiller à ce que les ouvriers se mettent sur leur trente et un, à ce que la filature soit nettoyée et fonctionne correctement, à ce que les réserves soient amplement approvisionnées en kyrt, à ce que tout le monde ait l’air heureux et satisfait, à ce que les maisons soient propres et les rues récurées, à ce qu’il y ait des danseuses disponibles dans le cas où les Écuyers auraient envie d’assister à une fête locale, et à ce que quelques jolies f…
— Cela ne m’intéresse pas, Prud’homme.
— Bien sûr. Mais, moi, cela m’intéresse.
Après les contacts qu’il avait eus avec les Floriniens de l’administration civile, Junz trouvait ce Prud’homme aussi rafraîchissant qu’un verre d’eau glacée. Il prit la résolution d’user de toute l’influence que pouvait posséder le B.I.A.S. pour empêcher qu’il fût livré aux Écuyers.
Terens poursuivit d’une voix plus calme :
— En tout cas, c’est là mon rôle. Quand ils arrivent, je fais la haie avec les autres. Je ne sais pas qui sont les visiteurs. Je ne leur parle pas.