A ce cri, la créature avait pris peur. Ses joues étaient devenues toutes rouges, son visage s’était convulsé. Elle avait poussé de petits geignements larmoyants mais son pouce était resté dans sa bouche, un pouce rose et mouillé au bout d’une main salie de boue.
Terens était enfin sorti de l’engourdissement qui s’était emparé de lui à ce spectacle. Il s’était tourné vers les enfants.
— D’abord, il ne faut pas jouer dans les champs de kyrt. Vous abîmez les récoltes et vous savez ce qui se passerait si les cultivateurs vous voyaient. Disparaissez et ne parlez pas de ce que vous avez vu. Toi, Rasie, tu vas aller dire à M. Jencus de venir.
Ull Jencus était ce qui se rapprochait le plus d’un médecin. Il avait passé quelque temps comme apprenti chez un vrai médecin de la Cité et cela lui avait valu d’être déchargé de toute tâche aussi bien aux champs qu’à la filature. Il ne se débrouillait pas trop mal. Il était capable de prendre la température des gens, d’administrer des pilules, de faire des piqûres et, surtout, de dire quand une maladie était suffisamment grave pour mériter que le patient fût envoyé à l’hôpital de la Cité. Grâce à ses connaissances semi-professionnelles, les malheureux atteints de méningite ou d’une crise d’appendicite aiguë souffraient peut-être cruellement mais cela ne durait généralement pas longtemps. En fait, les contremaîtres murmuraient et accusaient Jencus de tout, sauf de complicité dans une conspiration de tirage au flanc.
Jencus avait aidé Terens à installer l’homme sur une carriole et tous deux l’avaient conduit au village le plus discrètement possible.
Ils l’avaient nettoyé car il était recouvert d’une épaisse couche de poussière et de crasse durcie. Pour les cheveux, il n’y avait rien à faire ; Jencus l’avait rasé de la tête aux pieds et l’avait examiné de son mieux.
— J’remarque pas d’maladie contagieuse, Prud’homme. Il a souffert de la faim. Les côtes sont pas trop saillantes. Moi, j’y comprends rien. Comment qu’il est arrivé là, à votre avis ?
Le ton était pessimiste comme si l’on ne pouvait espérer que le Prud’homme pût répondre quelque chose. Terens accepta la chose avec philosophie. Quand un village avait perdu le Prud’homme dont il avait l’habitude depuis près de cinquante ans, le jeune édile qui lui succédait devait se faire une raison : il y avait d’abord une période d’accoutumance pendant laquelle les gens se méfiaient. Mais cette impopularité n’avait rien de personnel.
— Je n’en sais malheureusement rien, avait répondu Terens.
— Il peut pas marcher, v’savez. incapable de faire un pas, qu’il est. Sûr qu’on l’a déposé. Ce serait un bébé que ça serait pas plus pire.
— Existe-t-il une maladie qui aurait pu avoir cet effet ?
— J’en connais pas. Les troubles du cerveau peuvent donner ça mais j’y connais rien de rien, moi. Les Malades du cerveau, j’les envoie à la Cité. Est-ce que vous l’avez déjà vu, c’type, Prud’homme ?
Terens avait souri avant de répondre d’une voix douce :
— Il n’y a qu’un mois que je suis entré en fonction.
Jencus avait poussé un soupir et sorti son mouchoir.
— Oui. Notre ancien Prud’homme, c’était quelqu’un ! Il s’occupait bien de nous. Moi, ça fait plus de soixante ans que je suis ici et c’est la première fois que j’le vois, çui-là. Sûr et certain qu’il vient d’un autre village.
Jencus était obèse. Il donnait l’impression d’être né comme cela et la vie presque exclusivement sédentaire qu’il menait s’ajoutant à cette tendance naturelle à l’embonpoint, expliquai ; pourquoi chacune de ses phrases, si courtes fussent-elles, était suivie d’un halètement poussif, pourquoi il portait à tout bout de champ un grand mouchoir rouge à son front luisant.
— J’sais pas trop ce que les patrouilleurs diront, avait-il ajouté.
Bien entendu, les patrouilleurs avaient bientôt surgi. Le contraire eût été inconcevable. Les gosses avaient raconté l’aventure à leurs parents et la nouvelle avait fait tache d’huile. Il ne se passait pas grand-chose au village. Cette histoire était suffisamment insolite pour valoir la peine d’être transmise de bouche en bouche et il était inévitable qu’elle finît par arriver aux oreilles des patrouilleurs.
Les membres de la Patrouille florinienne n’étaient pas originaires de Florina. Ils n’étaient pas non plus les compatriotes des Écuyers de la planète Sark. C’étaient de simples mercenaires auxquels on pouvait faire confiance pour maintenir l’ordre sans se préoccuper d’autre chose que de leur solde, sans se fourvoyer à sympathiser avec les Floriniens auxquels rien ne les liait, ni la race ni le sang.
Deux patrouilleurs étaient donc arrivés en compagnie d’un des contremaîtres de la filature, tout gonflé de l’infime fraction d’autorité qu’il détenait. Ils étaient blasés et indifférents. S’occuper d’un débile mental pouvait faire partie de la routine quotidienne mais cela n’avait rien de particulièrement excitant.
— Alors, combien de temps te faut-il pour l’identifier ? avait demandé l’un d’eux au contremaître. Qui est cet homme ?
Le contremaître avait secoué la tête avec énergie.
— Je ne l’ai jamais vu, chef. Ce n’est pas quelqu’un d’ici.
Le patrouilleur s’était tourné vers Jencus.
— Est-ce qu’il avait des papiers sur lui ?
— Non, chef. Il avait qu’un bout de chiffon autour des reins.
J’l’ai brûlé pour qu’il y ait pas d’infection.
— De quoi est-il malade ?
— Il a plus sa tête. J’ai pas trouvé autre chose.
A ce moment, Terens avait pris les patrouilleurs à part. Comme cette affaire les assommait, ils étaient disposés à fermer les yeux. Celui qui avait mené l’interrogatoire avait rangé son carnet.
— C’est bon, avait-il dit. Ça ne vaut pas la peine d’établir un rapport. Ce n’est pas de notre ressort. Trouvez le moyen de vous débarrasser de lui.
Sur quoi, tous deux étaient partis.
Le contremaître était resté. Il avait les cheveux roux, des taches de rousseur et une grosse moustache raide. Il y avait cinq ans qu’il occupait ses fonctions et c’était un homme à cheval sur les principes. La filature était tenue de fournir une production conforme aux normes fixées et il avait la responsabilité du rendement.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’était-il écrié d’une voix féroce. Regardez-moi tous ces types qui bavardent au lieu de travailler !
— Moi, j’vois qu’une solution, avait dit Jencus en maniant diligemment son mouchoir. Faut l’expédier à l’hôpital de la Cité. J’peux rien faire.
— A la Cité ! – Le contremaître était épouvanté – Qui supportera les frais ! Il est pas de chez nous, hein ?
— Pas que je sache, avait reconnu Jencus.
— Alors, pourquoi est-ce qu’on paierait pour lui ? Faut savoir d’où c’est qu’il est. C’est à son village de payer.
— Comment qu’on découvrira d’où c’est qu’il est ? Vous pouvez m’le dire ?
Le contremaître s’était mis à réfléchir, léchant du bout de la langue les poils hirsutes qui se hérissaient au-dessus de sa lèvre.
— Il n’y a qu’à se débarrasser de lui, avait-il enfin laissé tomber. Comme le patrouilleur disait.
Terens était alors intervenu :
— Qu’entendez-vous exactement par se débarrasser de lui ?
— Il serait plus heureux mort que vif. Ce serait une charité à lui faire.
— On ne tue pas une personne vivante.
— Bon… eh bien, expliquez-moi un peu ce que vous voulez qu’on en fasse.
— Est-ce que quelqu’un du village ne pourrait pas se charger de lui ?