— Rik, Valona me dit que la mémoire commence à vous revenir.
— Oui, Prud’homme.
Quand il se trouvait devant lui, Rik affichait toujours une grande humilité car Terens était le personnage le plus important qu’il connût. Le directeur de la filature lui-même était poli avec le Prud’homme.
L’amnésique fit part à l’édile des bribes de souvenirs qui étaient remontées à la surface de son esprit.
— Vous êtes-vous rappelé quelque chose d’autre depuis que vous avez raconté cela à Valona ?
— Non, Prud’homme. Rien.
— Parfait. Rendormez-vous, Rik.
Valona raccompagna le Prud’homme jusqu’au seuil, luttant pour conserver un visage impassible. Elle passa le dos-de sa main rugueuse devant ses yeux.
— Est-ce qu’il devra me quitter, Prud’homme ?
Terens prit ses mains dans les siennes et dit avec gravité :
— Vous n’êtes plus une enfant, Valona. Il est nécessaire qu’il s’absente avec moi. Mais pas pour longtemps. Je le ramènerai.
— Et après ?
— Je ne sais pas. Il faut que vous compreniez, Valona. Pour le moment, il n’y a rien de plus important au monde que d’en découvrir plus long sur ses souvenirs.
— Vous pensez que tous les Floriniens peuvent mourir comme il le dit ? demanda subitement Valona.
Terens lui étreignit fortement les poignets.
— Ne parlez jamais de cela à personne, sinon les patrouilleurs viendront chercher Rik et vous ne le reverrez plus. C’est sérieux, Valona.
Terens tourna les talons et s’éloigna à pas lents, perdu dans ses pensées. Il ne se rendait pas compte que ses mains tremblaient. Une fois rentré chez lui, il se coucha. Mais ce fut en vain qu’il essaya de dormir. Après s’être retourné une heure dans son lit, il eut recours au champ somnifère, l’un des rares accessoires qu’il avait ramenés de Sark lorsqu’il était revenu sur Florina pour prendre ses fonctions de Prud’homme. Cela ressemblait à une mince calotte de feutre noire épousant la forme du crâne. Il régla le bouton sur cinq heures et brancha l’instrument.
Il eut le temps de s’installer confortablement avant que l’appareil entrât en action – il y avait un léger décalage dans le temps –, mettant hors circuit les centres de la vigilance. Terens tomba instantanément dans un sommeil sans rêves.
CHAPITRE III
LA BIBLIOTHÉCAIRE
Ils laissèrent le scooter diamagnétique dans un box à la périphérie de la Cité. Les scooters étaient rares dans la Cité et Terens ne désirait pas attirer inutilement l’attention sur lui. Il eut une soudaine bouffée de rage en songeant aux voitures volantes et aux gyros à contre-gravité des habitants de la Cité Haute. Mais la Cité Haute était la Cité Haute…
Rik attendait que le Prud’homme eût fermé le box et apposé l’empreinte de son pouce sur la serrure. Il se sentait mal à l’aise dans sa combinaison neuve. Ce fut un peu à contrecœur qu’il emboîta le pas à son compagnon et passa sous le premier des hauts viaducs qui servaient de supports à la Cité Haute.
Toutes les villes de Florina avaient un nom mais celle-ci était simplement « la Cité ». Le reste de la planète considérait que les ouvriers et les paysans qui résidaient dans la Cité ou demeuraient aux alentours avaient de la chance. Il y avait dans la Cité des médecins plus habiles et de meilleurs hôpitaux, plus d’usines et de débits de boisson, et même les traces d’un luxe tout relatif. Quant aux intéressés, ils n’étaient pas aussi enthousiastes. Ils vivaient dans l’ombre de la Cité Haute. Un nom parfaitement choisi : la Cité était une ville double, rigoureusement divisée par une surface horizontale de quinze mille mètres carrés que supportaient quelque vingt mille piliers d’acier. En dessous, dans l’ombre, vivaient les indigènes. Au-dessus, au soleil, résidaient les Écuyers. Dans la Cité Haute, il était difficile de se croire sur Florina. La population, à laquelle se mêlaient quelques patrouilleurs, y était presque exclusivement sarkite. Les Sarkites de la Cité Haute constituaient la classe supérieure – au sens littéral du terme.
Terens connaissait son chemin. Il marchait vite, évitant le regard des passants qui considéraient son costume d’un air tout à la fois envieux et hargneux. Rik s’efforçait de se maintenir à sa hauteur mais, avec ses jambes courtes, il n’avait pas la prestance du Prud’homme. Il n’était venu qu’une seule fois dans la Cité avant ce jour et ne s’en rappelait plus grand-chose. Tout lui semblait bien différent,… La première fois, le ciel était couvert. Aujourd’hui, le soleil s’engouffrait à travers les ouvertures régulièrement espacées ménagées dans le plancher de la Cité Haute en langues de lumière qui, par contraste, rendaient les ombres plus obscures. Leur succession rythmique avait un effet quasi hypnotique.
Les vieux dans leurs fauteuils roulants s’imprégnaient de la chaleur que dispensaient ces îlots de lumière dont ils suivaient le déplacement. Parfois, ils s’endormaient et restaient à dodeliner du chef jusqu’à ce qu’un changement de position fit grincer leur siège ; alors, ils se réveillaient. De temps en temps, une mère poussant sa progéniture dans une voiture prenait presque possession d’une de ces flaques de soleil.
— Attention, Rik, dit Terens. Tenez-vous droit. Nous allons monter.
Ils étaient arrivés devant une structure remplissant tout l’espace délimité par quatre piliers et qui s’élevait jusqu’à la Cité Haute.
— J’ai peur, murmura Rik.
Il devinait qu’il s’agissait d’un ascenseur conduisant au niveau supérieur.
Ces ascenseurs étaient évidemment nécessaires. En bas, on produisait mais c’était en haut que l’on consommait. Les matériaux chimiques de base et les denrées alimentaires à l’état brut, c’était pour la Cité Basse, mais les articles de plastique finis, les nourritures délicates, c’était pour la Cité Haute. En bas, c’était le grouillement et la surpopulation ; en haut, on avait des servantes, des jardiniers, des chauffeurs, des ouvriers du bâtiment.
Terens ne prêta pas attention à l’expression effrayée de Rik. Il s’étonnait de sentir son cœur cogner si violemment dans sa poitrine. Ce n’était pas la peur, bien sûr. Plutôt une âpre satisfaction à l’idée qu’il allait monter là-haut. Il foulerait l’alliage de ciment sacro-saint, il y secouerait la poussière de ses semelles. En tant que Prud’homme, il en avait le droit. Certes, aux yeux des Écuyers, il n’était malgré tout qu’un indigène, un Florinien. Mais il était Prud’homme et pouvait arpenter à son gré le sol de la Cité Haute.
Galaxie, comme il les haïssait !
Il se maîtrisa, gonfla ses poumons et appuya sur le bouton d’appel. Les pensées de haine ne servaient à rien. Il avait résidé de nombreuses années sur Sark, foyer et berceau des Écuyers. Il avait appris à subir et à se taire. Il ne fallait pas oublier ces leçons. Maintenant moins que jamais !
Un chuintement annonça l’arrivée de l’ascenseur et toute la paroi devant laquelle se tenaient Terens et Rik glissa d’un seul bloc, disparaissant dans une rainure.
L’indigène chargé de la manœuvre de l’ascenseur prit un air indigné.
— Deux seulement ? s’exclama-t-il.
— Deux seulement, fit Terens en entrant dans la cabine, suivi de Rik.
Le garçon d’ascenseur ne faisait pas mine de refermer.
— Vous pouvez bien attendre la fournée de deux heures pour monter, dit-il. Je ne suis pas censé faire monter cet engin rien que pour deux types. – Il cracha avec grand soin pour que le jet de salive s’écrasât sur le sol et non sur le plancher de la cabine. Ou est votre certificat d’emploi ? enchaîna-t-il.