— Je suis Prud’homme, répondit Terens. Vous ne voyez pas mon costume ?
— Le costume, ça ne veut rien dire. Vous vous figurez que je vais risquer de perdre mon boulot parce que vous avez peut-être trouvé un uniforme quelque part ? Montrez-moi votre carte.
Sans un mot, Terens lui tendit le dépliant réglementaire que les indigènes étaient tenus d’avoir toujours sur eux : matricule, certificat d’emploi, reçus fiscaux. Il l’avait ouvert de façon à mettre en évidence le carton violet, symbole de sa fonction. L’autre y jeta un rapide coup d’œil.
— Qui sait si vous ne l’avez pas piquée elle aussi, cette carte ? Mais ce n’est pas mon affaire. Vous êtes en règle et je vous ferai monter, quoique, si vous voulez mon avis, Prud’homme c’est un métier de fantaisie pour un indigène. Et votre copain ?
— Il est sous ma responsabilité. Il peut m’accompagner. A moins que vous ne vouliez appeler un patrouilleur pour savoir si les règlements l’autorisent ?
C’était la dernière chose que Terens souhaitât mais il fallait faire preuve d’arrogance.
— D’accord ! Pas la peine de vous fâcher…
Le mur se referma ; il y eut une secousse et l’ascenseur s’éleva tandis que le préposé maugréait de façon inintelligible.
Terens eut un sourire amer. C’était presque inévitable, Ceux qui travaillaient directement pour le compte des Écuyers n’étaient que trop heureux de s’identifier à leurs maîtres et de compenser leur infériorité réelle en appliquant avec une extrême rigueur les règles de la ségrégation, en affichant une attitude brutale et hautaine en face de leurs compatriotes. C’étaient des « surhommes » auxquels les autres Floriniens vouaient une haine particulière que n’altérait en rien la crainte respectueuse des Écuyers qu’on avait veillé à leur inculquer.
Quand la porte se rouvrit, ce fut un monde nouveau qui s’offrit à leurs regards. Comme la plupart des villes de Sark, la Cité Haute était dominée par la couleur. Les édifices, demeures privées ou bâtiments publics, étaient incrustés de mosaïques polychromes aux entrelacs compliqués ; vu de près, l’effet était celui d’une confusion chaotique mais, à une certaine distance, le bariolage se fondait en dégradés et les nuances adoucies changeaient selon l’angle sous lequel on les voyait.
— Venez, Rik.
Rik écarquillait les yeux. Rien de vivant ! Pas une plante ! Rien que d’énormes masses de pierres et des pans de couleur. Il n’avait jamais imaginé que des maisons pussent être aussi gigantesques. Quelque chose frémit dans son esprit. L’espace d’une seconde, cette démesure cessa de lui paraître tellement étrange… Puis la porte de sa mémoire se referma.
Une voiture passa comme une trombe.
— Ce sont des Écuyers ? demanda-t-il dans un souffle.
Il n’avait eu le temps de jeter qu’un rapide coup d’œil cheveux coupés court, manches bouffantes aux tons vifs – toute la palette, du bleu au violet –, culottes taillées dans un tissu ayant l’aspect du velours, longs bas étincelants que l’on eût dit faits de minces fils de cuivre. Les occupants du véhicule n’avaient pas daigné poser leurs regards sur Rik et sur Terens.
— Oui… des jeunes, répondit ce dernier.
Il n’en avait pas vu d’aussi près depuis qu’il avait quitté Sark. Là-bas, ils étaient insupportables mais, au moins, ils étaient chez eux. Les Anges n’étaient pas à leur place. Ici, trente pieds au-dessus de l’Enfer. A nouveau, Terens réprima un sursaut de haine inutile.
Une plate-forme biplace les dépassa avec un sifflement. Un nouveau modèle à soufflerie incorporée. Elle filait sans heurts à deux pouces de la surface du sol, les bords de son capot arrière plat et brillant relevés pour briser la résistance de l’air. Néanmoins, le frottement était suffisant pour produire le sifflement caractéristique qui annonçait les patrouilleurs.
Ils étaient puissamment bâtis – comme tous les patrouilleurs la face large et aplatie, les cheveux noirs et raides, le teint bistre. Pour les indigènes, les patrouilleurs se ressemblaient tous. Leur tenue d’un noir luisant, rehaussée de boucles et de boutons ornementaux d’argent stratégiquement disposés pour attirer L’œil, réduisait l’importance du visage, ce qui contribuait à renforcer cette apparente similitude.
L’un d’eux était aux commandes. L’autre sauta légèrement par-dessus l’étroit rebord de la plate-forme.
— Papiers, lança-t-il mécaniquement. – Il rendit à Terens ses documents d’identité après les avoir effleurés d’un rapide coup d’œil. – Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je vais à la bibliothèque. Cela fait partie de mes privilèges.
Le patrouilleur se tourna vers Rik.
— Et vous ?
— Je…
Terens ne le laissa pas aller plus loin :
— C’est mon assistant.
— Il ne bénéficie pas des prérogatives des Prud’hommes.
— Je me porte garant de lui.
Le patrouilleur haussa les épaules.
— Cela vous regarde. Les Prud’hommes ont des privilèges mais ce ne sont pas des Écuyers. Souvenez-vous-en, mon garçon.
— Je m’en souviendrai, chef. A propos, pourriez-vous me dire où se trouve la bibliothèque ?
Le patrouilleur lui indiqua la direction à prendre en agitant son pistolet-aiguille au canon effilé. Du point où ils se tenaient, la bibliothèque était une éclatante tache vermillon ; les étages supérieurs avaient une nuance pourpre. A mesure qu’ils s’approchaient, celle-ci gagnait vers le bas.
— C’est horrible ! s’exclama Rik avec une soudaine véhémence.
Terens lui décocha un regard surpris. Il s’était habitué à ce genre de décor sur Sark mais lui aussi trouvait le bariolage criard de la Cité Haute assez vulgaire. Il est vrai qu’elle était plus sarkite que Sark elle-même. Sur Sark, les gens n’étaient pas tous des aristocrates. Il existait même des Sarkites pauvres ; certains avaient une vie à peine plus large que celle du Florinien moyen. Seulement, la Cité Haute était réservée à la pointe extrême de la pyramide. La bibliothèque en était la preuve.
Elle était plus vaste que la plupart des bibliothèques de Sark, beaucoup plus que ne l’exigeaient les besoins de la Cité Haute : tels étaient les avantages de la main-d’œuvre à bon marché.
Terens s’arrêta devant la rampe incurvée qui menait à l’entrée principale. Le motif coloré qui la décorait donnait une illusion de marches – ce qui déconcerta quelque peu Rik qui trébucha mais cela conférait à l’édifice la touche d’archaïsme indispensable qu’affectaient traditionnellement les bâtiments académiques.
Le hall, immense et froid, était désert. Derrière le bureau qui en constituait tout l’ameublement, la bibliothécaire avait l’air d’un pois ridé dans une gousse distendue. Elle leva la tête et faillit bondir sur ses pieds.
— Je suis un Prud’homme jouissant, de prérogatives spéciales, s’empressa de déclarer Terens. Cet indigène est sous ma responsabilité.
Il s’avança, ses papiers à la main.
La bibliothécaire se rassit, la mine revêche. Elle saisit un petit disque de métal argenté et le lança à Terens qui y appuya son pouce droit. Elle glissa alors l’objet dans une fente. Une lueur violette scintilla brièvement.
— Salle 242, annonça-t-elle.
— Je vous remercie.
Les cabines du second étage avaient le glacial anonymat de maillons juxtaposés en une chaîne sans fin. Certaines d’entre elles étaient occupées : leurs portes de glassite étaient comme couvertes d’une couche de givre opaque. La plupart étaient cependant libres.
— Deux cent quarante-deux, fit Rik d’une voix qui chevrotait.