Il secoua la tête sans me regarder.
— Ta sœur pense que c’est de la Santeria.
— Ah oui ?
Cette possibilité ne m’avait pas traversé l’esprit, et j’étais un peu vexé de ne pas avoir fait le rapprochement. C’est vrai, nous étions à Miami : chaque fois que l’on tombait sur ce qui ressemblait à un rituel et impliquait des têtes d’animaux, la Santeria aurait dû être la première hypothèse, cette religion afro-cubaine combinant l’animisme yoruba et le catholicisme étant très répandue à Miami. Le sacrifice et le symbolisme des animaux étaient courants pour ses adeptes, ce qui aurait pu expliquer les têtes de taureau. Et même si un nombre plutôt restreint de fidèles pratiquait réellement la Santeria, la plupart des maisons de la ville affichaient toujours une ou deux bougies dédiées à un saint ou des colliers de cauris achetés dans une botanica. Même si l’on n’y croyait pas, cela ne faisait pas de mal de payer un léger tribut.
Je le répète, j’aurais dû faire le lien aussitôt. Mais ma sœur adoptive – brigadier-chef à la Criminelle maintenant, attention – y avait pensé la première, alors que j’étais censé être le plus malin de nous deux.
J’avais été soulagé d’apprendre que Deborah était chargée de l’affaire : une certaine dose de bêtise nous serait ainsi épargnée. Cela lui permettrait aussi d’occuper son temps un peu mieux qu’elle ne l’avait fait dernièrement. Elle avait passé toutes les heures du jour et de la nuit à couver son chéri, Kyle Chutsky, qui avait plus ou moins perdu deux membres lors de son récent rendez-vous avec un chirurgien free-lance quelque peu dérangé, spécialisé dans la transformation des êtres humains en pommes de terre hurlantes, le même vaurien qui avait très habilement débarrassé le sergent Doakes de tant de parties inutiles de son corps. Il n’avait pas eu le temps de terminer avec Kyle, mais Deb avait pris l’affaire très à cœur et, après avoir dégommé le bon docteur, elle s’était entièrement consacrée à Chutsky, cherchant à lui rendre toute sa virilité.
Je suis sûr qu’elle avait remporté un nombre incalculable de points sur le terrain de l’éthique, mais ce long congé ne lui avait pas rendu service au sein du département de la police ; et surtout, le pauvre Dexter délaissé avait durement ressenti le manque d’attention de la part de son unique parente.
C’était donc, à tous les égards, une très bonne nouvelle que l’affaire ait été attribuée à Deborah. Elle se trouvait d’ailleurs à quelques pas de moi en pleine conversation avec son chef, le commissaire Matthews, lui fournissant sans doute des munitions pour sa bataille permanente avec la presse, qui refusait de le prendre en photo sous son meilleur profil.
Les camionnettes des médias étaient justement en train de débarquer leurs équipes afin de filmer des plans du secteur. Quelques-uns des reporters les plus zélés de la région étaient déjà plantés là, agrippant leur micro d’un air solennel et entonnant d’un ton lugubre des propos sur la perte tragique de deux vies achevées si brutalement… Comme toujours, je me sentis heureux de vivre dans une société libre où l’on avait le droit inaliénable de montrer des plans de cadavres au journal de 20 heures.
Le commissaire Matthews remit en place du plat de la main ses cheveux déjà parfaits, donna à Deborah une tape sur l’épaule puis s’éloigna d’un pas énergique pour aller parler aux journalistes. Et moi, je rejoignis ma sœur.
Elle se tenait là où l’avait laissée Matthews, l’observant de loin tandis qu’il commençait à s’entretenir avec Rick Sangre, l’un des tenants du credo « Plus il y a de sang, plus ça se vend ».
— Salut, sœurette ! lui lançai-je. Content de te voir revenue à la vraie vie.
— Hip hip hip…
— Comment va Kyle ? demandai-je, ma longue pratique des relations humaines m’indiquant que c’était la phrase la plus adéquate.
— Physiquement ? Il va bien. Mais il se sent vraiment inutile. Et ces enfoirés à Washington ne le laissent pas reprendre le boulot.
Il m’était difficile d’évaluer la capacité de Chutsky à reprendre le travail, étant donné que personne ne m’avait jamais renseigné sur sa fonction réelle. Je savais qu’il dépendait vaguement d’un organisme gouvernemental et qu’il exerçait une activité clandestine, mais rien de plus.
— Oh, fis-je, cherchant le cliché approprié, je suis sûr que ce n’est qu’une question de temps.
— Ouais, moi aussi, répliqua-t-elle. En tout cas, ça, c’est le meilleur moyen de penser à autre chose.
— J’ai entendu dire que, selon toi, ça relèverait de la Santeria, lui dis-je.
— Tu ne crois pas ?
— Oh, si ! C’est fort probable.
— Mais ?
— Il n’y a pas de mais.
— Merde, Dexter ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que tu sais, cette fois ?
Et sa question était probablement légitime. Il m’était arrivé d’émettre d’assez bonnes hypothèses concernant certains des meurtres les plus sordides sur lesquels nous enquêtions. J’avais acquis une certaine réputation pour ma faculté à saisir la manière de fonctionner des psychopathes criminels – plutôt normal, en somme, puisque j’en étais un, comme seule le savait Deborah.
N’ayant appris que très récemment ma véritable nature, elle ne s’était pas gênée pour tenter d’en tirer parti dans son travail. Je n’y voyais pas d’inconvénient ; j’étais content de l’aider. La famille sert à ça, n’est-ce pas ? Et je me moquais que mes semblables acquittent leur dette sur la chaise électrique.
Mais dans ce cas précis je n’avais rien à apprendre à Deborah. J’espérais en réalité qu’elle aurait quelques bribes d’information à m’apporter, des éléments permettant d’expliquer la dérobade du Passager noir. Je ne me voyais pas, néanmoins, aborder ce sujet avec ma sœur. Elle ne me croirait pas. Elle serait convaincue que j’avais des idées et un point de vue que je préférais garder pour moi. La seule personne au monde plus méfiante qu’une sœur, c’est une sœur flic…
Eh oui, elle était convaincue que je lui cachais des choses.
— Allez, Dexter, crache le morceau. Dis-moi ce que tu sais sur ce crime.
— Ma chère frangine, je suis perplexe.
— Conneries ! Tu me caches des trucs.
— Jamais de la vie. Est-ce que je mentirais à mon unique sœur ?
Elle me lança un regard furieux.
— Alors, ce n’est pas de la Santeria ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondis-je d’un ton aussi apaisant que possible. Ça me semble une très bonne hypothèse de départ, mais…
— Je le savais ! me coupa-t-elle. Mais quoi ?
— Eh bien, tu as déjà vu un santero avoir recours à de la céramique ? Et les taureaux… ce n’est pas les têtes de chèvres, plutôt, leur truc ?
Elle me dévisagea pendant près d’une minute, puis secoua la tête.
— C’est tout ce que tu as ?
— Je t’avais prévenue, Deb. Je n’ai rien du tout. C’est une simple réflexion, un truc qui m’est venu à l’instant.
— Alors si tu me dis la vérité…
— Mais oui… protestai-je.
— Eh bien, tu as que dalle, lâcha-t-elle en tournant les yeux vers le commissaire Matthews, qui répondait à des questions d’un air solennel, sa mâchoire virile très saillante. Et c’est encore moins que mes fadaises.
Fadaises ou pas, la vraie question du jour restait sans réponse : pourquoi le Passager noir s’était-il défilé comme ça ?
À bien y réfléchir, j’ignorais totalement ce qu’était le Passager noir et d’où il venait ; jusqu’à présent, cela ne m’avait jamais paru d’une importance primordiale. Maintenant, si.
Un petit attroupement s’était formé près du cordon de sécurité. Assez important pour que le Guetteur puisse se tenir au milieu du groupe sans se faire remarquer.