Il observait la scène avec une avidité froide que ne trahissait pas son visage. Rien ne se lisait sur son visage ; c’était un masque qu’il revêtait pour le moment, un moyen de dissimuler la puissance enfouie au fond de lui. Et pourtant, bizarrement, les gens autour de lui semblaient la sentir : ils jetaient des coups d’œil nerveux dans sa direction, comme s’ils avaient entendu un tigre gronder tout près.
Le Guetteur savourait leur malaise, se délectait de la façon dont ils considéraient son œuvre avec une peur stupide. C’était une des joies que lui offrait la puissance, et une des raisons pour lesquelles il aimait regarder.
Mais il avait un but précis cette fois, tandis que, prudemment, il les voyait gratter le sol comme des fourmis et qu’il sentait la puissance enfler en lui. De la viande ambulante, pensa-t-il. Moins que des moutons, et nous sommes les bergers.
Tandis qu’il jubilait à la vue de leur réaction pathétique devant sa création, il sentit une autre présence titiller ses sens de prédateur. Il tourna la tête lentement le long de la ligne du ruban jaune…
Là. C’était lui, l’homme avec la chemise hawaïenne colorée. Il était bel et bien de la police.
Le Guetteur envoya une onde prudente dans sa direction, et comme elle l’atteignait il regarda l’homme se figer et fermer les yeux, semblant poser une question silencieuse. Oui. C’était logique. L’autre avait perçu la connexion des sens ; il était puissant, pas de doute.
Mais quel était son but ?
Il le vit se redresser, jeter un regard autour de lui, puis renoncer à comprendre et quitter la zone circonscrite.
Nous sommes plus forts, pensa-t-il. Plus forts qu’eux tous réunis. Et ils s’en apercevront, pour leur plus grand malheur.
Il sentait la faim croître en lui, mais il devait en savoir davantage ; il lui fallait attendre que ce soit le bon moment. Attendre et guetter.
Pour l’instant.
Chapitre 6
Un lieu de crime sans aucune éclaboussure de sang aurait dû constituer un moment de détente pour moi, mais je ne sais pourquoi je ne parvenais pas à l’apprécier. Je rôdai là un moment, sortant du périmètre de sécurité, mais mes occupations étaient limitées. Et Deborah m’avait dit tout ce qu’elle avait à m’apprendre sur le sujet, ce qui me laissait quelque peu seul et désœuvré.
La meilleure solution était peut-être de faire comme si de rien n’était et de me concentrer sur toutes les choses importantes qui requéraient mon attention : les enfants, le traiteur, Paris, le déjeuner imminent… Vu la nature de mes préoccupations actuelles, ce n’était pas étonnant que le Passager se montre un tout petit peu timide.
Je considérai de nouveau les deux corps carbonisés. Ils n’avaient rien d’effrayant ; ils étaient toujours morts. Mais le Passager continuait à se taire.
Je retournai lentement vers l’endroit où se tenait Deborah, qui parlait à présent avec Angel. Ils levèrent tous les deux les yeux vers moi avec curiosité, mais je n’avais aucun trait d’esprit à leur offrir, ce qui ne me ressemblait pas. Heureusement pour ma réputation universelle de joyeux luron, avant que je ne commence à devenir vraiment lugubre, Deborah jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule avant de s’exclamer :
— Putain, c’est pas trop tôt.
Je suivis son regard jusqu’à une voiture de patrouille qui venait juste de s’arrêter et vis un homme tout de blanc vêtu en descendre.
Le babalao officiel de la ville de Miami était arrivé.
Notre belle ville vit dans un brouillard permanent fait de népotisme et de corruption ; chaque année, des millions de dollars sont affectés à des postes de consultants imaginaires, à des dépassements de frais concernant des projets attribués à la belle-mère d’Untel et à de multiples dépenses de la plus grande importance citoyenne, telles que de nouvelles voitures de luxe pour les adhérents d’un parti politique. Cela ne devrait donc surprendre personne que la ville accorde un salaire et des privilèges à un prêtre santero.
Ce qui est étonnant, c’est qu’il travaille réellement.
Tous les matins à l’aube, le babalao se rend au palais de justice, où il trouve en général un ou deux petits sacrifices d’animaux effectués par des fidèles dans l’attente d’un jugement important. Aucun citoyen de Miami ayant toute sa raison n’oserait y toucher, mais bien entendu cela ferait un peu désordre de laisser traîner des bestioles mortes dans le grand tribunal de Miami. Alors le babalao vient enlever les sacrifices, les cauris, les plumes, les perles, les amulettes et les images, veillant à ne pas offenser les Orishas, les divinités de la Santeria.
On fait également appel à lui de temps à autre pour d’importants événements municipaux : il peut lui arriver, par exemple, de bénir un nouveau pont autoroutier construit par un entrepreneur un peu douteux, ou encore de jeter un sort à l’équipe des New York Jets. Cette fois, il avait apparemment été appelé par ma sœur Deborah.
Le babalao officiel de la ville était un Noir d’une cinquantaine d’années, de plus d’un mètre quatre-vingts, aux ongles très longs et à la bedaine imposante. Il portait un pantalon blanc, une guayabera blanche et des sandales. Il s’approcha d’un pas lourd avec l’expression revêche du petit bureaucrate que l’on a interrompu dans un important travail de classement. Tout en marchant, il frottait une paire de lunettes à monture noire contre le pan de sa chemise. Il les chaussa lorsqu’il fut à proximité des corps et ce qu’il vit le cloua sur place.
Pendant un très long moment, il se contenta de scruter la scène. Puis, les yeux toujours rivés sur les cadavres, il recula.
À une distance de dix mètres environ, il se retourna puis regagna la voiture de patrouille où il remonta.
— Qu’est-ce qu’il fout, bordel ? lâcha Deborah, et elle avait effectivement bien résumé la situation.
Le babalao, après avoir claqué la portière, se tenait parfaitement immobile sur son siège, regardant droit devant lui à travers le pare-brise.
— Merde, grommela Deborah au bout d’un moment, puis elle s’éloigna en direction du véhicule.
Étant d’une nature curieuse, je la suivis.
Lorsque j’arrivai à la voiture, Deborah était en train de donner des petits coups sur la vitre du passager et le babalao continuait à fixer le pare-brise, la mâchoire serrée, feignant de ne pas la voir. Deb frappa plus fort ; il secoua la tête.
— Ouvrez la portière, lança-t-elle de sa plus belle voix de flic.
Il secoua la tête plus vigoureusement. Elle frappa encore plus fort. Il finit par baisser la vitre.
— Je n’ai rien à voir là-dedans, dit-il.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? interrogea Deborah.
— Je dois retourner au travail, répondit-il.
— C’est du Palo mayombe ? lui demandai-je.
Deb me fusilla du regard, n’appréciant pas mon intervention. Le Palo mayombe est une variante occulte de la Santeria, et bien que mes connaissances fussent très limitées, j’avais entendu parler de rituels particulièrement cruels qui avaient piqué ma curiosité.
Mais le babalao secoua la tête.
— Écoutez, dit-il. Il y a des trucs qui existent, vous pouvez même pas imaginer, et vous voulez pas savoir.
— Et ça, ça en fait partie ? demandai-je.
— J’sais pas. Possible.
— Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ? s’enquit Deborah.