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— J’peux rien vous en dire parce que j’en sais rien du tout. Mais j’aime pas ça et j’veux rien avoir à voir là-dedans. J’ai des trucs importants à faire aujourd’hui. Dites au flic que je dois y aller.

Et il remonta la vitre.

— Merde ! lâcha Deborah en m’adressant un regard accusateur.

— Quoi ? C’est pas ma faute.

— Merde, répéta-t-elle, qu’est-ce que ça veut dire, bordel ?

— Je nage complètement.

Deborah continuait à me fixer avec une expression désagréable.

— Vous avez trouvé les têtes ? demandai-je, plutôt obligeamment, me sembla-t-il. On pourra peut-être identifier le rituel si on voit ce qu’il a fait aux têtes.

— Non, on ne les a pas trouvées. Je n’ai rien trouvé à part un frère qui me cache des trucs.

— Deborah, cet air de suspicion permanent n’est pas bon pour les muscles de ton visage. Tu vas choper des rides sur le front.

— Je choperai peut-être un assassin par la même occasion, rétorqua-t-elle en s’éloignant en direction des corps.

Puisque ma présence n’était plus requise, en tout cas en ce qui concernait ma sœur, je n’avais plus grand-chose à faire sur le site. Je terminai ma tâche, prenant quelques prélèvements du sang noir qui formait une croûte autour des deux cous, puis retournai au labo, à temps pour un déjeuner juste un peu tardif.

Mais, hélas, ce pauvre Dexter avait de toute évidence une cible peinte dans le dos : mes ennuis ne faisaient que commencer. Alors que je rangeais mes affaires et me préparais à prendre part à la circulation mortelle de la fin de la journée, Vince entra en sautillant dans mon bureau.

— Je viens de parler à Manny, m’annonça-t-il. Il peut nous voir demain à 10 heures.

— Excellente nouvelle, répondis-je. Mais ce serait encore mieux si je savais qui est Manny et pourquoi il veut nous voir.

Vince parut un peu blessé, une des rares expressions authentiques que son visage eût jamais prises.

— Manny Borque, le traiteur.

— Celui de MTV ?

— Ouais, c’est ça. Celui qui a remporté tout un tas de prix et qui est classé par le magazine Gourmet.

— Ah oui, répondis-je, cherchant à gagner du temps dans l’espoir qu’un éclair de génie viendrait me soustraire à ce terrible sort. Le célèbre traiteur.

— Dexter, ce type est une sommité. Il pourrait organiser ton mariage.

— Vince, je trouve l’idée fantastique, mais…

— Écoute, coupa-t-il en prenant un air autoritaire que je ne lui avais encore jamais vu, tu as dit que tu en parlerais à Rita et que tu la laisserais décider.

— J’ai dit ça ?

— Oui. Et je ne vais pas te permettre de gâcher une aussi belle occasion, car je sais que Rita serait aux anges.

Comment pouvait-il être aussi sûr de lui ? Que je sache, c’est moi qui étais fiancé à cette femme, et j’ignorais totalement quel style de traiteur était susceptible de lui plaire. Mais le moment me semblait mal venu pour lui demander comment il savait ce qui emballerait ou non Rita. Après tout, un homme qui se déguisait en Carmen Miranda à Halloween était peut-être capable de deviner les désirs culinaires les plus secrets de ma bien-aimée.

— Eh bien, finis-je par dire, dans ce cas je vais rentrer et en parler à Rita.

— Très bien, répondit-il avant de quitter la pièce.

Il n’y avait pas de porte, mais s’il y en avait eu une il l’aurait très certainement claquée.

Je terminai de ranger, puis gagnai un peu à contrecœur ma voiture et la circulation de l’heure de pointe. En chemin, un homme conduisant un 4x4 Toyota se glissa derrière moi et, pour je ne sais quelle raison, se mit à klaxonner. Après plusieurs centaines de mètres, il vint se placer à mon niveau et, tout en m’adressant un geste obscène, fit semblant de donner un petit coup de volant afin que je me déporte sur le trottoir avec frayeur. J’admirai son courage et j’aurais aimé lui faire plaisir, mais je restai malgré tout sur la route. Il est inutile de chercher à comprendre le comportement des conducteurs de Miami. Il faut juste se détendre et savourer la violence, ce qui, naturellement, ne me pose aucun problème. Je souris et lui adressai un signe de la main ; l’homme appuya sur l’accélérateur et disparut à plus de quatre-vingt-dix kilomètres-heure au-dessus de la vitesse autorisée.

En temps normal, je trouve que le trajet en voiture à travers ce chaos innommable est la manière parfaite de terminer la journée. La vue de toute cette rage et de cet appétit sanguinaire me délasse : je me sens en harmonie avec ma ville natale et ses fringants habitants. Ce soir, toutefois, j’éprouvais quelque difficulté à être de bonne humeur. Je n’avais jamais pensé que cela m’arriverait, mais voilà, j’étais inquiet.

Pire, je ne savais même pas pourquoi je l’étais, si ce n’est que le Passager noir avait fait le mort sur les lieux d’un homicide particulièrement créatif. Cela ne s’était encore jamais produit, et j’étais bien obligé de penser que quelque chose d’inhabituel, menaçant peut-être Dexter, était à l’œuvre. Mais quoi ? Et comment en être sûr alors que je ne savais rien sur le Passager lui-même, hormis qu’il avait toujours été là ? Il nous était déjà arrivé de voir des corps brûlés, ainsi que tout un tas de poteries, sans que mon compagnon ne tique. Était-ce l’association des deux ? Ou un aspect spécifique à ces deux cadavres ? Ou bien était-ce une simple coïncidence, qui n’avait aucun rapport avec ce que nous avions vu ?

Plus je réfléchissais et plus j’étais perplexe, mais la circulation meurtrière m’emportait dans son tourbillon rassurant, si bien que, le temps que je parvienne chez Rita, j’avais presque réussi à me convaincre que je n’avais aucune raison de m’inquiéter.

Rita, Cody et Astor étaient déjà rentrés lorsque j’arrivai à la maison. Rita travaillait assez près de chez elle, et les enfants, après l’école, allaient à une garderie toute proche, donc cela faisait une bonne demi-heure qu’ils attendaient tous mon retour pour me tourmenter et démentir ce semblant de tranquillité retrouvée.

— C’était aux informations, chuchota Astor alors que j’ouvrais la porte.

Cody hocha la tête en disant : « Dégoûtant », de sa petite voix rauque.

— Qu’est-ce qui était aux infos ? demandai-je, m’efforçant d’entrer dans la maison sans leur marcher sur les pieds.

— Tu les as brûlées ! siffla Astor.

Cody, lui, me dévisagea avec un manque total d’expression qui traduisait néanmoins la désapprobation.

— J’ai quoi ? Qui est-ce que j’ai…?

— Les deux personnes trouvées à la faculté, poursuivit-elle. On veut pas que tu nous apprennes ça, ajouta-t-elle, catégorique, et Cody secoua la tête.

— À la… Tu veux dire à l’université ? Je n’ai…

— Oui, la faculté et l’université, c’est pareil, déclara Astor d’un ton péremptoire. On trouve que c’est vraiment dégoûtant de les brûler.

Je commençai à saisir ce qu’ils avaient vu aux informations : un reportage de l’endroit où j’avais passé la matinée à recueillir des échantillons de sang tout sec sur deux corps carbonisés. Et sous prétexte qu’ils savaient que j’étais sorti m’amuser l’autre nuit, ils m’avaient attribué les faits. Même sans les commentaires experts du Passager noir, j’étais moi aussi d’avis que c’était dégoûtant, et j’étais extrêmement vexé qu’ils me croient capable de ça.

— Écoutez, dis-je d’une voix sévère. Ce n’était pas…

— Dexter ? C’est toi ? cria Rita depuis la cuisine sur le mode de la tyrolienne.

— Je ne suis pas sûr, m’écriai-je à mon tour. Laisse-moi vérifier ma carte d’identité.