Rita s’élança vers moi avec un grand sourire et avant que je réussisse à me protéger elle s’enroula autour de moi.
— Salut, le plus beau ! Tu as passé une bonne journée ?
— Dégoûtant, marmonna Astor.
— Merveilleuse, répondis-je, respirant à grand-peine. On a eu tout plein de cadavres aujourd’hui. J’ai même eu l’occasion de me servir de mes Cotons-Tiges.
Rita fit la grimace.
— Eurk. C’est… Tu ne devrais peut-être pas parler comme ça devant les enfants. Ils pourraient faire des cauchemars.
Je me retins de lui répondre qu’il y avait beaucoup plus de chances que ses rejetons causent des cauchemars aux gens mais, n’étant pas un défenseur absolu de la vérité, je me contentai de lui tapoter le bras et de dire :
— Ils voient quotidiennement pire que ça dans les dessins animés. Pas vrai ?
— Non, répondit Cody doucement.
Je le regardai, étonné. Il parlait rarement ; c’était assez troublant de l’entendre non seulement parler mais en plus me contredire. Décidément, rien ne tournait rond aujourd’hui : ça avait commencé par la fuite du Passager noir le matin ; puis il y avait eu la diatribe de Vince à propos du traiteur, et maintenant les enfants s’y mettaient. Diable, que se passait-il ? Mon aura était-elle devenue transparente ? Les lunes de Jupiter s’étaient-elles alignées en Sagittaire contre moi ?
— Cody, dis-je, tu ne vas pas faire des cauchemars à cause de moi, n’est-ce pas ?
— Il ne fait pas de cauchemars, affirma Astor d’un ton qui semblait signifier que toute personne mentalement saine aurait dû le savoir. Il ne rêve jamais.
— Content de l’apprendre, répliquai-je, car moi-même je ne rêve presque jamais, et bizarrement il me semblait important d’avoir un maximum de choses en commun avec Cody.
Mais Rita n’était pas du même avis.
— Enfin, Astor, ne dis pas de bêtises. Bien sûr que Cody rêve. Tout le monde rêve.
— Moi non, insista Cody, et non seulement il nous tenait tête à tous les deux, mais il battait presque son record de bavardage.
J’ai beau ne pas avoir de cœur, si ce n’est pour des besoins circulatoires, j’éprouvai une bouffée de tendresse à son égard et souhaitai le soutenir.
— Tant mieux pour toi, déclarai-je. Continue comme ça. On fait vraiment trop de cas des rêves. Ils empêchent d’avoir une bonne nuit de sommeil.
— Dexter, franchement, intervint Rita, je ne crois pas qu’on doive encourager cette attitude.
— Bien sûr que si, répondis-je en adressant un clin d’œil à Cody. Il se montre plein de fougue, de cran et d’imagination.
— Pas du tout, protesta-t-il, et je m’émerveillai de cette effusion verbale.
— Bien sûr que non, lui soufflai-je à voix basse. Mais on doit dire des trucs comme ça pour que ta mère ne s’inquiète pas.
— Bon sang ! s’écria Rita. Vous me fatiguez, tous les deux. Allez jouer dehors, les enfants.
— On veut jouer avec Dexter, dit Astor en faisant la moue.
— Je vous rejoins dans quelques minutes.
— Tu as intérêt, rétorqua-t-elle, l’air sombre.
Ils disparurent au bout du couloir et, les voyant s’éloigner, je pris une profonde inspiration, soulagé que les attaques vicieuses et injustifiées à mon encontre soient terminées pour le moment. J’avais tout faux.
— Viens par ici, me lança Rita en me conduisant par la main vers le canapé. Vince a appelé tout à l’heure, poursuivit-elle alors que nous nous asseyions sur les coussins.
— Ah oui ? fis-je, et le sentiment d’un danger imminent m’étreignit à l’idée de ce que Vince pouvait avoir confié à Rita. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a été très mystérieux. Il m’a dit de le tenir au courant dès qu’on en aurait discuté. Il n’a pas voulu m’en dire plus, juste que tu m’en parlerais.
Je réussis à peine à me retenir de répéter « ah oui ? », ce qui aurait été fort déplacé. Mais je dois admettre à ma décharge que j’avais la tête qui tournait, persuadé que je ferais mieux d’aller me réfugier dans un lieu sûr, mais qu’auparavant il me fallait trouver le temps de rendre une petite visite à Vince avec mon sac de jouets. Avant même que je puisse mentalement choisir la lame adéquate, Rita enchaîna :
— Franchement, Dexter, tu as beaucoup de chance d’avoir Vince pour ami. Il prend vraiment au sérieux sa fonction de témoin, et il a très bon goût.
— Oui, et le goût du luxe aussi, répliquai-je, et si j’avais évité de justesse la gaffe d’un deuxième « ah oui ? », je sus à l’instant où j’avais prononcé ces derniers mots que ce n’était pas la chose à dire.
Pour sûr, le visage de Rita s’éclaira comme un sapin de Noël.
— Ah bon ? Après tout, c’est plutôt logique. C’est vrai, en général les deux vont de pair, non ? On n’a que ce qu’on paie.
— Oui, mais encore faut-il savoir combien on est prêt à payer.
— Combien pour quoi ? demanda Rita, et là, j’étais coincé.
— Eh bien, Vince a eu l’idée extravagante de faire appel à un traiteur de South Beach, un type très cher qui participe à tout un tas d’événements pour les célébrités.
Rita battit des mains sous son menton et eut un air radieux.
— Pas Manny Borque au moins ! s’exclama-t-elle. Vince connaît Manny Borque ?
Évidemment, c’était déjà fichu, mais Dexter le dur ne peut s’incliner sans opposer une certaine résistance.
— Est-ce que j’ai précisé que ses tarifs sont exorbitants ? dis-je avec espoir.
— Oh, Dexter, tu ne peux pas te soucier d’argent dans un tel moment.
— Si, parfaitement.
— Pas si on a la chance de pouvoir engager Manny Borque.
— C’est absurde de dépenser des tonnes d’argent juste pour un traiteur.
— La raison n’a rien à voir là-dedans, répondit-elle, et j’avoue que sur ce point j’étais d’accord avec elle. Si on peut avoir Manny Borque comme traiteur à notre mariage, ce serait fou de refuser.
— Mais… repris-je, avant de m’interrompre.
En dehors du fait qu’il semblait absurde de payer une fortune pour des crackers avec des morceaux d’endive dessus, badigeonnés d’un jus à la rhubarbe et taillés de façon à ressembler à Jennifer Lopez, aucune objection ne me venait…
— Dexter, combien de fois allons-nous nous marier ?
Je dois faire remarquer, à mon crédit, que j’étais encore assez alerte pour réfréner mon envie de répondre : « Au moins deux fois pour toi ».
Je changeai de cap, choisissant la tactique apprise durant toutes ces années.
— Rita, dis-je, le moment le plus important pour moi, c’est de te passer l’alliance au doigt. Je me moque de ce qu’on mange après.
— Oh, c’est adorable… Alors ça t’est égal si on fait appel à Manny Borque ?
Une fois de plus, je perdais la partie avant même de savoir dans quel camp j’étais. Je m’aperçus que j’avais la bouche sèche, sans doute parce qu’elle était grande ouverte, mon cerveau moulinant pour trouver une réponse intelligente qui sauverait la situation.
Trop tard.
— Je vais rappeler Vince, lança Rita en se penchant pour m’embrasser sur la joue. Oh, je suis tout excitée. Merci, Dexter.
Après tout, le mariage n’est-il pas affaire de compromis ?
Chapitre 7
Bien entendu, Manny Borque vivait à South Beach. Il habitait le dernier étage de l’un de ces nouveaux buildings qui poussent comme des champignons à Miami. Celui-ci se dressait à l’emplacement de ce qui avait été autrefois une plage déserte où Harry nous emmenait tôt le samedi matin, Deb et moi, ramasser les épaves. Nous trouvions de vieux gilets de sauvetage, de mystérieux bouts de bois ayant appartenu à des bateaux malchanceux, des bouées de casiers à homards, des morceaux de filets de pêche, et il nous arriva même un jour, le plus palpitant de tous, de découvrir un corps humain tout ce qu’il y avait de mort en train de rouler dans les vagues. C’était un souvenir qui m’était cher, et j’étais très contrarié de voir que l’on avait construit là cette tour étincelante.