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Le lendemain matin à 10 heures, je quittai donc le bureau en compagnie de Vince pour me rendre dans cet horrible immeuble qui avait remplacé la scène de ma joie d’enfant. Je gardai le silence dans l’ascenseur, tout en regardant Vince gigoter et cligner des yeux. J’ignorais pourquoi il avait le trac à l’idée de rendre visite à quelqu’un qui gagnait sa vie en sculptant des foies hachés, mais c’était le cas. Une goutte de sueur dégoulina le long de sa joue et il avala sa salive de façon convulsive, deux fois de suite.

— C’est un traiteur, Vince, lui dis-je. Il n’est pas dangereux. Il ne peut même pas résilier ta carte de bibliothèque.

— Il a un sacré caractère, répondit-il. Il peut être très difficile.

— Bon, eh bien, allons chercher quelqu’un de plus raisonnable, proposai-je d’un ton enjoué.

Il avança la mâchoire, prêt à affronter le peloton d’exécution.

— Non, dit-il courageusement. On va aller jusqu’au bout.

Et l’ascenseur s’ouvrit, pile à cet instant. Il redressa les épaules, hocha la tête et me lança :

— Allons-y.

Nous longeâmes le couloir et Vince s’arrêta devant la dernière porte. Il prit une grande inspiration, leva le poing et après une légère hésitation frappa à la porte. Après de longues secondes durant lesquelles rien ne se passa, il me regarda en clignant des yeux, la main toujours levée.

— Peut-être… dit-il.

La porte s’ouvrit.

— Bonjour, Vic ! roucoula la créature devant nous.

Vince se mit à rougir et à balbutier :

— Je… voilà, salut.

Puis il déplaça son poids d’une jambe sur l’autre, bafouilla quelque chose.

C’était une prestation fort remarquable, et je n’étais pas le seul à l’apprécier, de toute évidence. Le nabot qui nous avait ouvert la contemplait avec un sourire qui sous-entendait qu’il prisait le spectacle de la souffrance humaine, et il laissa Vince se tortiller un certain temps avant de se décider à nous dire :

— Mais entrez !

Manny Borque, si c’était bien lui et non un étrange hologramme issu d’un épisode de Star Wars, devait mesurer un bon mètre soixante-cinq, depuis la semelle de ses bottes à talon haut jusqu’à la pointe de ses cheveux orange. Ceux-ci étaient coupés court, à l’exception d’une frange noire qui formait comme la queue d’une hirondelle sur son front et enveloppait une paire d’immenses lunettes ornées de faux diamants. Il portait une longue tunique rouge vif, sans rien dessous apparemment, et celle-ci tournoya autour de lui tandis qu’il s’écartait de la porte pour nous faire signe d’entrer, avant de s’éloigner à petits pas rapides vers une fenêtre panoramique donnant sur la mer.

— Venez par ici, que nous parlions un peu, lança-t-il en contournant un socle qui soutenait un énorme objet, une boule de vomi d’animal géante, semblait-il, qui aurait été plongée dans du plastique puis recouverte de graffitis fluorescents.

Il nous conduisit à une table de verre près de la fenêtre, autour de laquelle étaient disposés quatre sièges que l’on aurait pu prendre pour des selles de chameaux en bronze montées sur des échasses.

— Asseyez-vous, dit-il, avec un geste large de la main.

Je pris le siège le plus proche de la fenêtre ; Vince hésita un instant puis s’assit à côté de moi, et Manny se jucha sur celui situé juste en face de lui.

— Alors, reprit-il. Quoi de neuf, Vic ? Vous voulez du café ?… Eduardo !

Près de moi, Vince prit une longue inspiration saccadée, mais avant qu’elle puisse lui être d’une quelconque utilité, Manny s’était déjà retourné pour s’adresser à moi.

— Et vous, vous devez être le marié rougissant ! s’exclama-t-il.

— Dexter Morgan, répondis-je. Mais je ne rougis pas souvent.

— Oh, je crois que Vic s’en charge à votre place, répliqua-t-il.

Et, illico, Vince eut l’obligeance de devenir aussi cramoisi que son teint le lui permettait. Étant encore en rogne contre lui, je décidai de ne pas venir à sa rescousse en adressant une remarque cinglante à Manny, ou même en le corrigeant sur l’identité réelle de mon collègue, qui ne s’appelait pas « Vic ». J’étais persuadé qu’il connaissait très bien son prénom et qu’il s’amusait simplement à ses dépens. Je n’y voyais aucun inconvénient. Tant mieux si Vince était mal à l’aise ; cela lui apprendrait à parler à Rita dans mon dos et à m’infliger une telle épreuve.

Eduardo s’approcha d’un air affairé, apportant un service à café Fiestaware d’époque aux couleurs vives, disposé sur un plateau en plastique transparent. C’était un jeune homme trapu qui mesurait deux fois la taille de Manny et qui semblait lui aussi très soucieux de contenter le petit troll. Il plaça une tasse jaune devant lui, puis s’apprêta à attribuer la bleue à Vince lorsqu’il fut interrompu par Manny, qui posa un doigt sur son bras.

— Eduardo, murmura-t-il d’une voix mielleuse, et le garçon se figea. Jaune ? On a oublié ? Manny a toujours la bleue.

Eduardo fit aussitôt marche arrière, manquant lâcher le plateau dans sa hâte d’enlever la tasse jaune pour la remplacer par la bleue.

— Merci, Eduardo.

Le garçon marqua un temps d’arrêt, sans doute pour voir si Manny était sincère ou s’il lui reprochait autre chose. Mais celui-ci lui tapota simplement le bras en disant :

— Sers nos amis maintenant, s’il te plaît.

Eduardo hocha la tête et fit le tour de la table.

En fin de compte, c’est moi qui héritai de la tasse jaune, ce qui ne me dérangeait pas, mais je me demandai si cela signifiait qu’on ne m’aimait pas. Une fois qu’il eut servi le café, Eduardo s’empressa de retourner à la cuisine pour revenir avec une petite assiette contenant une demi-douzaine de pastelitos. On aurait cru des porcs-épics fourrés à la crème : c’étaient des boules marron foncé hérissées de piquants qui, à défaut d’être en chocolat, devaient provenir d’anémones de mer. Le centre était ouvert, révélant une sorte de crème anglaise orangée surmontée d’une touche de vert, de bleu ou de brun.

Eduardo posa l’assiette au milieu de la table, et nous la regardâmes tous avec attention pendant un moment. Manny avait l’air de les admirer ; Vince, lui, paraissait sous l’emprise d’un sentiment religieux, tandis qu’il déglutissait bruyamment. Quant à moi, je me demandais si nous étions censés les manger ou les utiliser pour un rituel aztèque, aussi je me contentai de fixer l’assiette, en espérant qu’on me fournirait un indice.

Ce fut Vince finalement qui s’en chargea.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-il.

Manny hocha la tête.

— Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ? Mais ils sont un peu out maintenant.

Il en prit un, celui décoré de bleu, et le considéra avec une tendresse un peu détachée.

— Les palais se sont lassés des couleurs, et ce vieil hôtel infâme près d’Indian Creek s’est mis à les copier. Mais bon… conclut-il avec un haussement d’épaules avant d’en fourrer un dans sa bouche. On s’attache à ces charmantes créatures, ajouta-t-il en se tournant pour adresser un clin d’œil à Eduardo. Peut-être un peu trop, même, parfois.