Quelqu’un dans la pièce marmonna « Putain de merde ! », avec le genre d’effroi respectueux qui éveille à coup sûr ma curiosité, et le son à peine perceptible en moi s’apparenta à un léger ronron avant de s’arrêter. J’ouvris les yeux.
Je dois dire que j’avais été si heureux de sentir le Passager remuer sur le siège arrière que l’espace d’un instant j’avais complètement oublié le reste du monde. C’est toujours une grave erreur, surtout pour les humains artificiels comme moi, et j’en eus la confirmation stupéfiante dès que je rouvris les yeux.
C’était bien une scène d’horreur à petit budget, La Nuit des morts-vivants, mais en chair et en os : planté dans l’encadrement de la porte, juste à côté de moi, me fixant droit dans les yeux, se trouvait un homme qui était censé être mort.
Le brigadier Doakes.
Doakes ne m’avait jamais aimé. Il semblait être le seul flic de tout le département à m’avoir percé à jour. Et ce, parce qu’il était plus ou moins comme moi, un tueur froid. Il avait essayé sans y parvenir de prouver que j’étais coupable de quelque chose, n’importe quoi, et cet échec l’avait monté encore davantage contre moi.
La dernière fois que j’avais vu Doakes, les urgentistes l’installaient à bord d’une ambulance. Il était inconscient, en partie à cause de la douleur et du choc de s’être fait enlever la langue, les pieds et les mains par un chirurgien amateur. Il est vrai que j’avais contribué à persuader l’apprenti docteur que Doakes lui avait causé du tort, mais j’avais au moins eu la décence d’en informer le brigadier qui avait ensuite cherché à piéger le monstre. Je n’avais pas réussi à arriver à sa rescousse aussi promptement qu’il l’espérait, sans doute, mais j’avais essayé, et ce n’était pas ma faute s’il était plus mort que vivant quand on l’avait emporté.
Était-ce trop demander que d’attendre une petite marque de reconnaissance de sa part pour le grand danger auquel je m’étais exposé dans son intérêt ? Je ne voulais pas de fleurs, ni de médaille, ni même une boîte de chocolats, mais pourquoi pas une chaleureuse tape dans le dos et un « Merci, mon vieux ! » glissé à l’oreille ? Bien sûr, il aurait du mal à s’exprimer de façon cohérente sans sa langue… et la tape dans le dos, avec l’une de ses nouvelles mains métalliques, risquait fort d’être douloureuse, mais il aurait pu au moins essayer. Était-ce si déraisonnable ?
Doakes me dévisageait comme un chien affamé aurait reluqué un steak. Je savais à présent pourquoi le Passager noir s’était raclé la gorge ; il avait flairé l’odeur d’un prédateur. Je sentis le lent déploiement des ailes intérieures, qui revenaient pleinement à la vie, répondaient à la provocation du regard de Doakes. Et derrière ces yeux sombres, son propre monstre intérieur gronda et cracha en direction du mien.
Quelqu’un était en train de parler, mais le monde ne se limitait plus qu’à moi et à Doakes, ainsi qu’aux deux ombres noires qui appelaient au combat. Ni l’un ni l’autre nous ne distinguions un seul mot ; c’était juste un lointain bourdonnement agaçant. La voix de Deborah finit cependant par émerger.
— Brigadier Doakes, disait-elle, avec une certaine force.
Celui-ci tourna enfin la tête vers elle, et le charme fut rompu.
Quant à moi, me sentant de nouveau fier de la présence du Passager – joie suprême ! –, et savourant la petite victoire d’avoir vu Doakes détourner le regard le premier, je me fondis de nouveau dans le papier peint, reculant d’un pas afin d’inspecter les vestiges de mon ennemi.
Le brigadier Doakes détenait naguère le record du département en haltérophilie, mais je doutais qu’il puisse défendre son titre à l’avenir. Il était décharné et, hormis le feu qui brûlait dans ses pupilles, il paraissait faible. Il se tenait avec raideur sur ses deux prothèses, les bras ballants, chaque poignet relié à un appareil luisant qui ressemblait à une sorte d’étau compliqué.
J’entendais les autres respirer dans la pièce, mais à part ça il n’y avait pas un bruit. Tout le monde se contentait de scruter le fantôme de Doakes ; lui fixait Deborah qui, passant la langue sur ses lèvres, cherchait des paroles cohérentes à prononcer, puis finit par dire :
— Asseyez-vous, Doakes. Je vais vous résumer la situation.
Doakes la dévisagea un long moment. Puis il se tourna maladroitement, me fusilla une dernière fois du regard avant de sortir lourdement de la pièce, le bruit de ses pas étranges et prudents résonnant dans le couloir.
De manière générale, les flics n’aiment pas donner l’impression qu’ils sont troublés ou intimidés, si bien que plusieurs secondes s’écoulèrent avant que quiconque se risque à dévoiler la moindre émotion en respirant de nouveau. Fort logiquement, ce fut Deborah qui finit par rompre ce silence.
— Bon, dit-elle, et aussitôt tout le monde se racla la gorge et bougea sur sa chaise. Bon, répéta-t-elle. Alors on ne trouvera pas les têtes sur place.
— Les têtes ne flottent pas, reprit Camilla Figg avec mépris.
— Excusez-moi de vous interrompre, lança le commissaire Matthews. J’ai… euh… une excellente nouvelle, je crois. C’est, euh, hum. Le brigadier Doakes est de retour, et il est euh… Il est important que vous sachiez que, euh, il a été sérieusement esquinté. Il ne lui reste que deux ans environ avant d’avoir droit à sa retraite complète, alors le service juridique, euh, nous avons pensé que, étant donné les circonstances, hum… Vous êtes déjà au courant, dites ?
— Le brigadier Doakes vient juste de passer, répondit Deborah.
— Ah, fit Matthews. Eh bien… Très bien. Dans ce cas… je vous laisse poursuivre la réunion. Rien de nouveau ?
— Non, aucun progrès, commissaire.
— Bon, je suis sûr que vous allez résoudre tout ça avant la presse… Je veux dire… en temps opportun.
— Oui, monsieur.
— Très bien, répéta-t-il.
Il jeta de nouveau un regard circulaire à l’assemblée, redressa les épaules, puis quitta la pièce.
— Les têtes ne flottent pas, lança quelqu’un, ce qui provoqua quelques rires.
— Merde ! s’exclama Deborah. On peut essayer de se concentrer un peu, s’il vous plaît ? On a deux cadavres sur les bras.
Et d’autres à venir, pensai-je. Le Passager noir frémit, comme s’il essayait vaillamment de ne pas s’enfuir, mais ce fut tout, et je n’y prêtai plus attention.
Chapitre 9
Je ne rêve pas. Enfin, je suis sûr qu’à un moment ou un autre de mon sommeil, il doit y avoir des images et autres inepties qui défilent dans mon inconscient. J’ai cru comprendre que cela arrivait à tout le monde. Mais je ne me souviens jamais de mes rêves et ça, apparemment, ça n’arrive à personne. Alors je pars du principe que je ne rêve pas.
Ce fut donc un choc pour moi de me réveiller au beau milieu de la nuit entre les bras de Rita, en train de crier quelque chose que je distinguais à peine ; je percevais juste l’écho de ma propre voix étranglée à travers l’obscurité ainsi que la main fraîche de Rita sur mon front, tandis qu’elle murmurait :
— T’inquiète pas, mon ange, je ne te quitterai pas.
— Merci beaucoup, répondis-je d’une voix rauque.
Je me raclai la gorge puis me redressai sur le lit.
— Tu as fait un cauchemar, me dit-elle.
— C’est vrai ? C’était quoi ?
Je n’en avais aucun souvenir mis à part mon cri et un vague sentiment de danger.
— Je ne sais pas. Tu criais : « Reviens ! Ne me laisse pas seul. » Dexter… Je sais que la perspective de notre mariage te stresse…