Mais bien sûr, nous n’étions pas là pour le plaisir, ni pour le Perfectionnement intérieur. Et ma brigadière de sœur pensait toujours boulot. Elle se dirigea d’un pas résolu vers le comptoir, où se tenait une femme d’âge moyen vêtue d’une longue robe style baba cool qu’on aurait crue en vieux papier crépon. Ses cheveux grisonnants formaient une large auréole au-dessus de sa tête dans un joyeux fouillis. Elle fronçait les sourcils, mais ce devait être l’expression d’une extase spirituelle.
— Puis-je vous aider ? s’enquit-elle d’une voix râpeuse.
Deborah tendit son badge. Avant qu’elle puisse ouvrir la bouche, la femme s’était penchée et le lui avait pris des mains.
— Très bien, brigadier Morgan, reprit-elle en jetant l’insigne sur le comptoir. Il a l’air authentique.
— Vous ne pouviez pas vous contenter d’observer son aura ? demandai-je.
Aucune des deux ne daigna accorder à ma remarque l’intérêt qu’elle méritait, alors je haussai les épaules et écoutai ma sœur commencer.
— J’aimerais vous poser quelques questions, s’il vous plaît, dit Deb en se penchant pour récupérer son badge.
— A quel sujet ? demanda la femme.
— Nous enquêtons sur des meurtres, déclara Deborah, et la femme eut une expression d’indifférence.
— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
J’admirais son raisonnement, mais tout de même il fallait que je prenne parti pour mon propre camp.
— Vous savez, « nous ne formons qu’un », répondis-je. C’est la base du travail de police.
Elle pivota vers moi, sourcils froncés, et cligna les yeux de façon très agressive.
— Et vous êtes qui, vous ? Montrez-moi votre badge.
— Je suis son renfort, répliquai-je. Au cas où elle se ferait attaquer par un mauvais karma.
Elle émit un grognement, mais au moins elle ne me tira pas dessus.
— À Miami, les flics nagent dans le mauvais karma.
— Vous avez peut-être raison, intervint Deborah, mais la partie adverse est encore pire, alors est-ce que vous pourriez juste répondre à quelques questions ?
La femme se retourna vers Deborah avec le même air renfrogné et haussa les épaules.
— O.K., dit-elle. Mais je ne vois pas en quoi je peux aider. Et j’appelle mon avocat si vous dépassez les bornes.
— D’accord, répondit Deborah. Nous cherchons une piste concernant une personne qui pourrait être liée à une secte religieuse ayant un faible pour les taureaux.
L’espace d’une seconde, je crus que la femme allait sourire, mais elle se retint à temps.
— Les taureaux ? Bon Dieu, qui n’a pas un faible pour les taureaux ? Ça remonte aux civilisations sumérienne et minoenne de l’Antiquité. De nombreux peuples les ont vénérés. C’est que, sans parler de leurs énormes bites, ils sont si puissants !
Si cette femme pensait mettre Deborah mal à l’aise, elle ne connaissait pas les flics de Miami aussi bien qu’elle le pensait. Ma sœur ne cilla pas.
— Y aurait-il d’après vous un groupe local particulièrement concerné ?
— Je ne sais pas. Quel genre de groupe ?
— Le Candomblé ? hasardai-je, vaguement reconnaissant envers Vince pour m’avoir fourni un mot de plus. Le Palo mayombe ? La Wicca ?
— Pour toutes les sectes hispaniques, il faut que vous alliez à Eleggua dans la Calle Ocho. Je peux pas vous renseigner. On vend ici des articles aux adeptes de la Wicca, mais je ne vous dirai rien sans mandat de perquisition. De toute façon, leur truc, c’est pas les taureaux. Ils se contentent de se planter tout nus dans les Everglades en attendant que la déesse descende sur eux.
— Une autre piste, peut-être ? insista Deb.
— Je ne sais pas, répondit la femme. Je connais la plupart des groupes de cette ville, et je n’en vois aucun qui pourrait correspondre. Peut-être les Druides ? Ils vont bientôt avoir une célébration pour le printemps. Ils pratiquaient les sacrifices humains, auparavant.
Deborah la dévisagea et fronça encore plus les sourcils.
— Quand cela ? demanda-t-elle.
Cette fois, la femme eut un sourire en coin.
— Il y a deux mille ans. Sur ce coup-là, vous arrivez trop tard, Sherlock.
— Voyez-vous autre chose qui pourrait nous aider ? demanda Deborah.
— Aider à quoi ? Il doit y avoir dans la région un psychopathe adepte de l’occultisme qui possède une ferme laitière. Qu’est-ce que j’en sais ?
Deborah la considéra un moment, essayant peut-être de déterminer si ses paroles étaient assez injurieuses pour mériter une arrestation, puis décida que non.
— Merci de nous avoir consacré du temps, dit-elle en envoyant d’une pichenette sa carte de visite sur le comptoir. Si vous pensez à quoi que ce soit qui pourrait nous être utile, n’hésitez pas à m’appeler.
— Ouais, bien sûr, répondit la femme sans jeter un coup d’œil à la carte.
Deborah lui lança un dernier regard noir, puis se dirigea vers la sortie d’un pas raide. La femme me fixa alors, et je lui souris.
— J’adore les légumes, déclarai-je.
Puis j’imitai le signe de la paix avec mes deux doigts levés avant de suivre ma sœur dehors.
— C’était une idée débile, lâcha-t-elle alors que nous marchions rapidement vers sa voiture.
— Oh, je ne dirais pas ça, répondis-je.
Et c’est vrai, je ne l’aurais pas dit. Évidemment que c’était une idée débile, mais l’admettre aurait forcément provoqué l’un de ses vicieux coups de poing.
— Cela nous a au moins permis d’éliminer quelques possibilités.
— Ah oui ? répliqua-t-elle avec aigreur. On sait maintenant que le coupable n’était probablement pas un illuminé à poil, à moins qu’il ait agi il y a deux mille ans.
Elle n’avait pas tort, mais je me sens toujours investi de la mission d’aider les gens à conserver une attitude positive.
— C’est déjà quelque chose. Tu veux qu’on aille voir cet endroit de la Calle Ocho ? Je te servirai d’interprète.
Bien que native de Miami, Deb avait curieusement tenu à apprendre le français à l’école, et elle pouvait à peine se commander à manger en espagnol.
— C’est une perte de temps. Je dirai à Angel d’aller y faire un tour, mais ça ne donnera rien.
Elle avait raison, Angel revint en fin d’après-midi avec une très jolie bougie sur laquelle était inscrite une prière à saint Jude, mais à part ça, comme l’avait prédit Deb, sa visite avait été une perte de temps.
Chapitre 10
La journée du lendemain passa sans le moindre progrès. La vie étant injuste et absurde, c’est à moi que Deborah imputait cette guigne. Elle était toujours persuadée que j’avais eu recours à mes pouvoirs spéciaux pour sonder le cœur sombre de l’assassin et que je lui cachais des informations cruciales pour de mesquines raisons personnelles.
Quelque chose dans cette affaire ayant effrayé le Passager noir, je ne voulais pas voir cet incident se reproduire, aussi décidai-je de ne pas me mêler à l’enquête ; étant donné que le travail sur le sang était très limité, cela n’aurait dû poser aucun problème dans un univers logique et bien ordonné.
Mais, hélas, notre monde est insensé et bordélique, régi par le hasard le plus capricieux, et peuplé de gens qui se moquent de la logique. Le meilleur exemple en était ma sœur. Le lendemain à la fin de la matinée, elle vint me coincer dans le box qui me sert de bureau pour m’emmener de force déjeuner avec elle et son petit ami, Kyle Chutsky. Je n’ai rien contre Chutsky, si ce n’est qu’il veut toujours montrer qu’il détient la vérité. Hormis ce détail, il est aussi sympathique que peut l’être un tueur froid. Puisqu’il avait l’air de rendre ma sœur heureuse, je n’y voyais rien à redire.