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Je partis donc déjeuner avec elle, sans compter que la puissante machine qu’est mon corps nécessite d’être constamment rechargée en carburant.

Et le carburant qu’il requiert le plus souvent est un sandwich medianoche, accompagné en général de platanos frits et d’un milk-shake mamé. J’ignore pourquoi ce repas simple et copieux a un effet aussi transcendant sur moi, mais je ne connais rien de tel. Préparé correctement, il est capable de me procurer une extase à nulle autre pareille. Et aucun établissement ne les prépare aussi bien que le café Relampago, un petit restaurant situé à proximité du Q.G. de la police. C’était si bon que même la mauvaise humeur perpétuelle de Deborah ne pouvait gâcher mon plaisir.

— Nom de Dieu ! lâcha-t-elle, la bouche pleine.

C’était loin d’être une expression nouvelle pour elle, mais cette fois elle la prononça avec une telle hargne que je fus bombardé de miettes de pain. J’avalai une gorgée de mon excellent batido de mamé, puis attendis qu’elle développe son propos, mais elle se contenta de répéter : « Nom de Dieu ! ».

— Ne refoule pas tes émotions, Deb, déclarai-je. Je devine que quelque chose te tracasse.

Chutsky réprima un rire tout en découpant son steak cubain.

— Sans déc’ ! dit-il.

Il s’apprêtait à poursuivre, mais la fourchette coincée dans sa prothèse glissa sur le côté.

— Nom de Dieu ! s’exclama-t-il à son tour, et je pris conscience qu’ils avaient beaucoup plus de points communs que je ne l’imaginais.

Deborah se pencha et l’aida à récupérer sa fourchette.

— Merci, dit-il, avant d’enfourner un gros morceau de viande toute plate.

— Ah, tu vois ? lançai-je gaiement. Tout ce qu’il te fallait, c’était détacher tes pensées de tes propres problèmes.

Nous étions assis à une table où nous avions probablement mangé une centaine de fois. Mais Deborah se laissait rarement gagner par la nostalgie. Elle se redressa, puis frappa la table en Formica bosselée, si fort que le pot de sucre sauta en l’air.

— Je veux savoir qui a parlé à cet enfoiré de Rick Sangre ! s’écria-t-elle.

Sangre était ce reporter de la télévision locale pour qui plus une affaire était sanglante et plus le public avait besoin de bénéficier d’une presse libre capable de l’informer de tous les détails sordides. D’après le ton de sa voix, Deborah était convaincue que Rick était mon nouvel ami.

— Eh bien, pas moi, répondis-je. Et ça m’étonnerait que ce soit Doakes.

— Ouille ! fit Chutsky.

— Et surtout, poursuivit-elle, je veux trouver ces putains de têtes !

— Je ne les ai pas, répliquai-je. Tu as vérifié auprès des objets trouvés ?

— Tu sais quelque chose, Dexter. Allez, pourquoi tu me caches des trucs ?

Chutsky leva les yeux en avalant sa bouchée.

— Pourquoi il saurait quelque chose ? Il y avait beaucoup d’éclaboussures de sang ?

— Rien du tout, répondis-je. Les corps étaient tout secs, bien cuits.

Chutsky hocha la tête, réussissant à glisser du riz et des haricots sur sa fourchette.

— T’es pas un peu pervers, toi ?

— Il est pire que pervers, renchérit Deborah. Il cache des trucs.

— Ah, fit Chutsky la bouche pleine. C’est son côté profileur amateur à nouveau ?

C’était notre petit mensonge : nous lui avions dit que mon hobby relevait de la théorie et non de la pratique.

— C’est ça, répondit Deborah. Et il refuse de me faire part de ses conclusions.

— C’est peut-être difficile à croire, frangine, mais je ne sais rien cette fois. Juste que…

Je haussai les épaules, mais elle me sauta aussitôt dessus.

— Quoi ? Allez, s’il te plaît !

J’hésitai de nouveau. Je ne voyais pas comment lui dire que le Passager noir avait réagi à ces meurtres d’une façon totalement nouvelle et très troublante.

— C’est juste une impression, repris-je. Il y a quelque chose d’anormal cette fois.

Elle eut un petit rire méprisant.

— On a deux corps carbonisés et décapités, et il y aurait quelque chose d’anormal…

Je pris une bouchée de mon sandwich, tandis que Deborah perdait son temps à froncer les sourcils au lieu de manger.

— Est-ce que vous avez identifié les victimes ? demandai-je.

— Allons, Dexter. Pas de tête, pas de relevé dentaire. Les corps ont été brûlés, donc pas d’empreintes digitales non plus. Merde, on ne sait même pas de quelle couleur sont leurs cheveux. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Je pourrais certainement t’aider, tu sais, intervint Chutsky.

Il piqua un morceau de maduros frit avec sa fourchette et le fourra dans sa bouche.

— Je n’ai pas besoin de ton aide, répliqua Deborah.

— Tu veux bien de l’aide de Dexter.

— C’est différent.

— En quoi est-ce différent ? demanda-t-il, et sa question me semblait légitime.

— Parce qu’il m’apporte juste de l’aide. Toi, tu veux résoudre l’affaire pour moi.

Ils se fixèrent du regard et demeurèrent ainsi un long moment sans parler. Je les avais déjà vus faire ça auparavant, et la mystérieuse ressemblance avec les conversations muettes de Cody et Astor me frappait. J’étais content de les savoir aussi soudés en tant que couple, même si cela me rappelait que j’avais les tracas de mon propre mariage à considérer, auxquels s’était ajouté un traiteur de luxe. Heureusement, juste avant que je me mette à grincer des dents, Deb rompit le silence.

— Je ne suis pas de ces femmes qui ont besoin d’être secourues, déclara-t-elle.

— Mais je peux t’avoir des informations que tu ne trouveras pas toi-même, répondit-il en posant sa main valide sur son bras.

— Comme quoi ? demandai-je.

J’avoue que cela faisait un moment que j’étais curieux de savoir quelle avait été l’activité de Chutsky avant ses amputations accidentelles. Je savais qu’il travaillait pour un organisme fédéral qu’il désignait sous le sigle OGA, mais j’ignorais ce que ces initiales représentaient.

Il se tourna vers moi avec obligeance.

— J’ai des amis et des contacts dans beaucoup d’endroits, répondit-il. Un truc comme ça pourrait avoir laissé des traces ailleurs, et il me suffirait de passer quelques coups de fil pour vérifier.

— Tu veux dire : appeler tes potes de l’OGA ?

Il sourit.

— Oui, c’est à peu près ça.

— Bordel, Dexter ! lâcha Deborah. OGA veut simplement dire Organisme Gouvernemental Anonyme. Cet organisme n’existe pas. C’est une blague entre initiés.

— Ravi de faire enfin partie des initiés, rétorquai-je. Et tu peux encore avoir accès à leurs dossiers ?

Il haussa les épaules.

— Techniquement, je suis en congé de maladie.

— En congé de quel boulot ?

— Il vaut mieux pour toi que tu ne le saches pas, répondit-il. Le truc, c’est qu’ils n’ont toujours pas décidé si je suis encore bon à quelque chose.

Il baissa les yeux vers la fourchette coincée dans sa main en acier et bougea le bras afin de la faire remuer.

Sentant un moment gênant approcher, je m’efforçai de ramener la conversation sur un plan plus neutre.

— Tu n’as rien trouvé près du four ? demandai-je. Un bijou ou un truc de ce genre ?

— De quoi tu parles, bordel ?

— Du four. Où les corps ont été brûlés.

— Tu n’as rien suivi ? On ne sait pas où ils ont été brûlés.