— Ah… Je partais du principe que ça avait eu lieu sur le campus, dans l’atelier de céramique.
D’après l’expression figée qui apparut sur son visage, je compris qu’à défaut d’être sous le coup d’une indigestion fulgurante elle devait ignorer l’existence de cet atelier.
— C’est à moins d’un kilomètre du lac où on a retrouvé les corps, ajoutai-je. Tu sais, le four. Où on fait de la poterie.
Deborah me dévisagea quelques secondes de plus, puis quitta la table d’un bond. Je trouvais que c’était une façon merveilleusement originale et théâtrale de clore une conversation, et il me fallut un moment avant de me ressaisir.
— Je suppose qu’elle ignorait ce détail, déclara Chutsky.
— C’est ce que je me disais. Est-ce qu’il faut la suivre ?
Il haussa les épaules et planta sa fourchette dans son dernier morceau de steak.
— Moi, je vais commander un flan et un cafecito. Puis je prendrai un taxi, puisque je n’ai pas le droit d’aider, répliqua-t-il. Mais vas-y, toi, à moins que tu préfères rentrer à pied.
Je n’en avais aucune envie, en effet, et c’était Deborah qui conduisait. D’un autre côté, il me restait encore presque la moitié de mon milk-shake à boire et je ne voulais pas le laisser. Je me levai et la suivis en titubant, mais avant cela, pour adoucir le choc, j’attrapai la moitié du sandwich qu’elle avait abandonnée.
En un rien de temps, nous nous retrouvâmes devant les grilles du campus universitaire. Deborah avait passé une bonne partie du trajet sur sa radio, à rameuter des gens pour inspecter le four, et le reste du temps elle grommelait entre ses dents.
Nous tournâmes à gauche après la grille pour emprunter la route sinueuse qui mène au secteur de la céramique et de la poterie. J’y avais suivi des cours en troisième année afin d’élargir mon horizon, finissant par constater que si je me débrouillais assez bien dans la fabrication de vases parfaitement ordinaires, je n’étais pas très doué pour créer des œuvres d’art originales dans cette discipline. (Dans mon propre domaine, je me flatte d’être particulièrement créatif, comme je l’ai récemment démontré avec Zander.)
Angel était déjà sur place, occupé à examiner scrupuleusement le premier four, à la recherche du moindre indice. Deborah le rejoignit et s’accroupit à côté de lui, me laissant seul avec les trois dernières bouchées de son sandwich. Je mordis dedans. Un groupe de curieux commençait à se former près du ruban jaune. Peut-être espéraient-ils apercevoir quelque chose d’abominable ; je ne savais jamais pourquoi ils s’attroupaient ainsi, mais c’était toujours le cas.
Deborah était à présent assise par terre au côté d’Angel, qui plongeait la tête dans l’un des fours. Nous allions sans doute en avoir pour un moment.
Je venais de fourrer dans ma bouche le dernier morceau du sandwich lorsque je pris conscience que l’on m’observait. Je savais déjà que l’on me regardait : c’était le lot de toute personne se trouvant de ce côté-ci du cordon de sécurité. Mais là je me sentais carrément épié ; le Passager noir me criait que mon extraordinaire personne était en train de susciter un intérêt malsain, et je n’aimais pas cette sensation. Tandis que j’avalais ma dernière bouchée et me tournais pour regarder, le murmure en moi se mit à siffler des paroles confuses… avant de se murer dans le silence.
Au même instant, je fus de nouveau pris d’un accès de nausée, accompagné d’une lumière jaune aveuglante, et je trébuchai, paniqué. Tous mes sens m’avertissaient de la présence d’un danger, mais j’étais incapable de réagir. Mon malaise ne dura qu’une seconde ; je m’efforçai de refaire surface, afin d’étudier les alentours. Rien n’avait changé. Des badauds continuaient à observer la scène, le soleil brillait, et une légère brise agitait les arbres. Un après-midi typique à Miami, en somme, sauf que quelque part au paradis le serpent venait de dresser la tête. Je fermai les yeux et écoutai, espérant trouver un indice concernant la nature de la menace, mais je ne perçus que l’écho de pattes griffues qui s’éloignaient furtivement.
J’ouvris les yeux et regardai autour de moi. Une quinzaine de personnes se tenaient là, feignant de ne pas être fascinées par la perspective de voir du sang, mais aucune d’entre elles ne se détachait du groupe. Aucune ne semblait rôder, n’avait une expression malveillante ou n’essayait de cacher un bazooka sous sa chemise. En temps normal, je me serais attendu que le Passager noir distingue une ombre noire autour d’un éventuel prédateur, mais je ne pouvais plus compter sur lui. Autant qu’il m’était possible d’en juger, rien de sinistre ne planait au-dessus de la foule. Alors pourquoi le Passager avait-il tiré la sonnette d’alarme ? Je savais si peu de choses à son sujet ; il se contentait d’être là, présence malicieuse aux suggestions inspirées.
Il n’avait jamais manifesté la moindre confusion avant d’apercevoir les deux cadavres près du lac. Et à présent, il trahissait la même gêne, à moins d’un kilomètre du premier site.
Y avait-il un problème avec l’eau ? Ou existait-il un lien entre les deux corps brûlés et ces fours ?
Je m’approchai de Deborah et d’Angel. Ils n’avaient pas l’air de trouver grand-chose d’alarmant, et les fours n’envoyaient aucune onde de panique vers la tanière du Passager noir.
Si cette seconde dérobade n’était pas provoquée par quelque chose qui se trouvait devant moi, à quoi était-elle due ? Peut-être s’agissait-il d’une sorte d’étrange érosion des sens. Peut-être mon nouveau statut imminent de mari et de beau-père accablait-il mon Passager. Étais-je en train de devenir trop « aimable » pour constituer un hôte adéquat ? Cette éventualité me déchirait plus que le décès d’un proche.
Je m’aperçus que je me tenais à l’extrémité du périmètre de sécurité et qu’une forme énorme se dressait devant moi.
— Euh, bonjour, dit-il.
C’était un jeune type grand, très musclé, aux cheveux plutôt longs et filasse, avec l’expression des gens qui ne respirent que par la bouche.
— Que puis-je pour vous, citoyen ? lui demandai-je.
— Vous êtes, euh, c’est-à-dire, un genre de flic ?
— En quelque sorte, oui.
Il hocha la tête et considéra ma réponse un instant. Sur son cou ressortait l’un des ces fâcheux tatouages si répandus, une espèce d’idéogramme oriental, qui signifiait sans doute « Cerveau lent ». Il le frotta comme s’il m’avait entendu penser à voix haute, puis se tourna vers moi et lâcha sans préambule :
— Je me pose des questions à propos de Jessica.
— Bien sûr, répondis-je. Je vous comprends.
— Est-ce qu’ils savent si c’est elle ? Je suis comme qui dirait son copain.
Le jeune homme à présent avait réussi à attirer mon attention professionnelle.
— Jessica a disparu ? lui demandai-je.
— En fait, elle était censée s’entraîner avec moi. Comme tous les matins, en fait. Un peu de jogging et des abdos. Mais hier elle est pas venue. Et pareil ce matin. Alors, j’ai réfléchi…
Il fronça les sourcils, sous l’effort de la réflexion, et s’interrompit.
— Quel est votre nom ?
— Kurt. Kurt Wagner. Et vous ?
— Dexter, répondis-je. Attendez ici un instant, Kurt.
Je me dirigeai à grands pas vers Deborah, avant qu’une nouvelle cogitation intense se révèle fatale pour ce garçon.
— Deborah, avec un peu de bol, on va avoir quelque chose.
— En tout cas, c’est pas tes putains de fours à céramique, lança-t-elle d’un ton rageur.
— Non. Mais le jeune homme dit que sa copine a disparu.
Elle redressa la tête brusquement, se leva et sembla tomber en arrêt tel un chien de chasse. Elle scruta de loin le « copain comme qui dirait » de Jessica, qui lui retourna son regard en déplaçant son poids d’une jambe sur l’autre.