— Putain, c’est pas trop tôt ! lâcha-t-elle avant de s’élancer vers lui.
Je jetai un regard à Angel. Il haussa les épaules, puis se releva. L’espace d’un instant, je crus qu’il allait parler. Mais il finit par secouer la tête et s’essuyer les mains, avant de suivre Deborah pour entendre ce que Kurt avait à dire, me laissant seul avec mes sombres pensées.
Regarder, simplement. Parfois c’était suffisant. Bien sûr, il y avait l’assurance qu’après viendraient la chaleur soudaine et l’écoulement du sang, les émotions battant à tout rompre au cœur des victimes, la musique de la folie orchestrée qui enfle tandis que le sacrifice se mue en une mort merveilleuse… Tout cela viendrait. Pour l’instant, le Guetteur se contentait d’observer et de s’imprégner du sentiment délicieux que lui procurait la puissance anonyme et suprême. Il sentait le malaise de l’autre. Ce malaise grandirait, parcourant toute la gamme musicale de la peur à la panique, finissant par la pure terreur. Tout arriverait à temps.
Le Guetteur vit l’autre fouiller du regard la foule, cherchant la source de la sensation de danger qui le titillait. Il ne trouverait rien, bien entendu. Pas encore. Pas avant que lui ne l’ait décidé. Pas avant qu’il l’ait poussé à la faute. Alors seulement il s’arrêterait de regarder pour prendre les mesures finales.
En attendant, il était temps de commencer à faire entendre à l’autre la musique de la peur.
Chapitre 11
Elle se nommait Jessica Ortega. Elle était en troisième année et vivait dans une des résidences universitaires du campus. Nous obtînmes de Kurt le numéro de sa chambre, et Deborah pria Angel d’attendre près des fours jusqu’à ce qu’une voiture de patrouille vienne prendre le relais.
Je m’étais toujours demandé pourquoi on les appelait « résidences » et non « dortoirs ». Peut-être était-ce parce qu’elles ressemblaient à des hôtels de nos jours. Pas de murs couverts de lierre ici, ornant des bâtiments consacrés ; le hall d’entrée comportait beaucoup de verre et de plantes vertes, et les couloirs moquettés, nets, semblaient neufs.
Nous nous arrêtâmes devant la porte de Jessica. Une carte soignée, scotchée au milieu, indiquait : ARIEL GOLDMAN & JESSICA ORTEGA. Et plus bas, d’une écriture plus petite : Boissons alcoolisées exigées à l’entrée. Quelqu’un avait souligné « entrée » et gribouillé en dessous : « Vous croyez ? ».
Deborah me regarda en haussant les sourcils.
— Des fêtardes, affirma-t-elle.
— Il en faut, répondis-je.
Elle fit une moue désobligeante, puis frappa à la porte. Il n’y eut aucune réponse ; Deb attendit trois longues secondes avant de frapper de nouveau, beaucoup plus fort cette fois.
J’entendis une porte s’ouvrir derrière nous et me retournai pour me retrouver face à une fille filiforme aux cheveux blonds et courts, portant des lunettes.
— Elles ne sont pas là, dit-elle d’un ton désapprobateur. Ça fait deux jours à peu près. C’est la première fois que j’ai du calme depuis le début du semestre.
— Vous savez où elles sont parties ? lui demanda Deborah.
La fille leva les yeux au plafond.
— Oh, il doit y avoir une grosse teuf quelque part.
— Quand est-ce que vous les avez vues pour la dernière fois ?
— Ces deux-là, je ne les vois pas, je les entends, répondit-elle. La musique à fond et des rires toute la nuit. C’est super chiant pour les gens qui étudient et qui vont en cours.
— Alors, quand est-ce que vous les avez entendues pour la dernière fois ? lui dis-je.
Elle me regarda.
— Vous êtes flics, ou quoi ? Qu’est-ce qu’elles ont encore fait ?
— Qu’est-ce qu’elles ont fait par le passé ? demanda Deb.
Elle soupira.
— Des conneries. Je veux dire des tonnes. Conduite en état d’ivresse, une fois. Eh, je veux pas donner l’impression que je moucharde !
— Diriez-vous qu’il est inhabituel qu’elles s’absentent ainsi ? demandai-je.
— Ce qui est inhabituel, c’est qu’elles se pointent en cours. Je ne sais pas comment elles peuvent réussir leurs exams. Enfin… reprit-elle avec un petit sourire narquois, j’ai ma petite idée là-dessus, mais…
— Quels cours ont-elles en commun ? interrogea Deborah.
— Ça, il vaudrait mieux le demander à l’administration.
Il nous fallut peu de temps pour aller jusqu’à l’administration, surtout à l’allure qu’adopta Deborah. Je réussis cependant à suivre son rythme tout en gardant assez de souffle pour lui poser une question ou deux.
— Quel est l’intérêt de savoir quels cours elles ont ensemble ?
Deborah eut un geste impatient de la main.
— Si cette fille a raison, Jessica et sa colocataire…
— Ariel Goldman.
— Exact. Eh bien, si elles couchent pour avoir de bonnes notes, il faut que je parle à leurs profs.
Au premier abord, ça paraissait logique : le sexe est souvent l’un des mobiles les plus courants, ce qui d’ailleurs ne cadre pas exactement avec le fait qu’il soit, à ce qu’on dit, associé à l’amour. Mais il y avait un détail qui clochait.
— Pourquoi un professeur les ferait rôtir avant de les décapiter comme ça ? Pourquoi ne pas les étrangler simplement, puis balancer les corps dans une poubelle ?
— Peu importe comment il s’y est pris. Ce qui est important, c’est de savoir si c’est lui.
— D’accord. Mais est-ce qu’on est sûr que ce sont elles les victimes ?
— On a une présomption. C’est un début.
Nous atteignîmes les bureaux de l’administration, et dès que Deb eut montré son badge on nous indiqua le chemin. Mais il me fallut ensuite une bonne demi-heure pour consulter les dossiers informatiques avec une secrétaire, pendant que Deborah faisait les cent pas sans cesser de bougonner. Jessica et Ariel, semblait-il, avaient de fait plusieurs cours en commun. J’imprimai les noms, les numéros des bureaux et les adresses personnelles des enseignants concernés. Deborah jeta un coup d’œil à la liste.
— Ces deux-là, Bukovich et Halpern, sont de permanence maintenant, dit-elle. On peut commencer par eux.
Deborah et moi repartîmes dans la chaleur moite du dehors pour une nouvelle petite promenade à travers le campus.
— C’est sympa de revoir la fac, non ? dis-je, toujours soucieux d’entretenir la conversation le plus agréablement possible.
Deborah eut un petit rire dédaigneux.
— Ce qui serait sympa, ce serait de connaître une fois pour toutes le nom des victimes et de réussir à choper le coupable.
Je doutais que le fait d’identifier les victimes nous permette réellement de trouver le tueur, mais il m’arrive de me tromper, et dans tous les cas le travail de police est essentiellement une question de routine. L’un des usages les plus répandus et revendiqués de notre profession est la recherche de l’identité d’une personne morte. Alors, j’accompagnai de bon gré Deborah jusqu’au bâtiment des bureaux des enseignants.
Celui du professeur Halpern se situait au rez-de-chaussée, à côté de l’entrée principale, et à peine l’eûmes-nous franchie que Deb frappait déjà à sa porte. Il n’y eut pas de réponse. Deborah essaya la poignée : c’était fermé, alors elle martela de nouveau la porte sans plus de résultat.
Un homme qui s’approchait dans le couloir d’un pas nonchalant vint s’arrêter devant le bureau d’à côté, nous jetant un regard interrogateur.