— Vous cherchez Jerry Halpern ? Je ne crois pas qu’il soit là aujourd’hui.
— Vous savez où il est ? interrogea Deborah.
— J’imagine qu’il est chez lui, puisqu’il n’est pas là. Pourquoi cette question ?
Deb sortit son badge et le lui montra. Il n’eut pas l’air impressionné.
— Je vois, dit-il. Est-ce que ceci aurait le moindre rapport avec les deux cadavres trouvés sur le campus ?
— Avez-vous des raisons de penser qu’il y en a un ?
— Nnnon… Pas vraiment.
Deborah le dévisagea et attendit, mais il n’ajouta rien.
— Puis-je vous demander votre nom, monsieur ? finit-elle par lui demander.
— Je suis le professeur Wilkins, répondit-il en indiquant de la tête la porte devant laquelle il se tenait. C’est mon bureau.
— M. Wilkins, poursuivit Deborah, pourriez-vous me dire, je vous prie, ce que signifie votre remarque à propos du professeur Halpern ?
— Eh bien, Jerry est un type plutôt sympathique, mais s’il s’agit d’une enquête sur un meurtre…
Il laissa sa phrase en suspens. Deborah garda le silence.
— Eh bien, reprit-il au bout d’un moment, je crois que c’était mercredi dernier, j’ai entendu du raffut dans son bureau. Les murs ne sont pas très épais.
— Quel genre de raffut ?
— Des cris. Un bruit de bagarre aussi, peut-être. Quoi qu’il en soit, j’ai jeté un coup d’œil par ma porte et j’ai vu une jeune femme, une étudiante, sortir du bureau de Halpern en chancelant puis partir en courant. Elle était, euh… son chemisier était déchiré.
— À tout hasard, auriez-vous reconnu cette personne ?
— Oui. Je l’avais en cours le semestre dernier. Elle s’appelle Ariel Goldman. Une fille charmante, mais pas très studieuse.
Deborah me lança un regard, et je lui adressai un signe de tête en guise d’encouragement.
— Pensez-vous que Halpern essayait d’abuser d’Ariel Goldman ? demanda-t-elle.
Wilkins pencha la tête de côté et leva une main.
— Je ne peux rien affirmer. Mais c’est l’impression que j’en ai eue.
Deborah regarda Wilkins, mais il n’avait rien à ajouter et elle finit par dire :
— Merci, monsieur Wilkins. Votre aide nous a été très utile.
— Je l’espère, répondit-il, avant de se retourner pour entrer dans son bureau.
Deb était déjà en train d’examiner la liste imprimée.
— Halpern habite tout près d’ici, annonça-t-elle avant de s’élancer vers la sortie.
De nouveau, je me retrouvai à galoper pour la rattraper.
— Quelle hypothèse nous abandonnons ? lui demandai-je. Celle qui part du principe que c’est Ariel qui a tenté de séduire Halpern ? Ou celle selon laquelle il aurait voulu la violer ?
— Aucune pour l’instant, répliqua-t-elle. Pas avant d’avoir parlé à Halpern.
Chapitre 12
Le professeur Jerry Halpern occupait un appartement situé à deux ou trois kilomètres du campus, dans un petit immeuble qui avait dû être charmant quarante ans auparavant. Il nous ouvrit aussitôt lorsque Deborah frappa à la porte, clignant des yeux face à la lumière du soleil. C’était un homme de trente-cinq ans environ, assez maigre, avec une barbe de plusieurs jours.
— Oui ? dit-il d’un ton bougon.
Deborah exhiba son badge :
— Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ?
Halpern regarda l’insigne en roulant des yeux ronds et sembla légèrement se tasser.
— Je n’ai… Qu’est-ce que…? Pourquoi entrer ? bafouilla-t-il.
— Nous aimerions vous poser quelques questions, expliqua Deborah. À propos d’Ariel Goldman.
Halpern s’évanouit.
Il ne m’arrive pas souvent de voir ma sœur surprise – elle est bien trop maîtresse d’elle-même. Aussi, ce fut pour moi une extrême satisfaction de la voir la bouche grande ouverte tandis que Halpern s’avachissait sur le sol. Je me baissai pour prendre le pouls du professeur.
— Son cœur bat toujours, déclarai-je.
— Rentrons-le chez lui, proposa Deborah, et je le traînai à l’intérieur.
L’appartement n’était sans doute pas aussi exigu qu’il le paraissait, mais des bibliothèques pleines à craquer couvraient tous les murs, et une table de travail croulait sous des piles de papiers et de livres. Dans le pauvre espace restant, j’aperçus un canapé à deux places défoncé ainsi qu’un fauteuil capitonné, et derrière une lampe. Je parvins à hisser Halpern sur le canapé, qui grinça et s’affaissa de manière alarmante sous son poids.
Je me redressai et manquai buter contre Deborah, qui s’approchait déjà en lançant des regards furieux.
— Tu ferais mieux d’attendre qu’il se réveille avant de chercher à l’intimider, lui conseillai-je.
— Ce fils de pute sait quelque chose. Pourquoi il s’effondrerait comme ça, sinon ?
— Une mauvaise alimentation, peut-être ?
— Réveille-le.
Je me tournai vers elle pour voir si elle plaisantait, mais bien sûr elle était parfaitement sérieuse.
— Qu’est-ce que tu suggères ? J’ai oublié d’apporter des sels.
— On va pas rester là à poireauter… dit-elle.
Elle se pencha comme si elle s’apprêtait à le secouer ou à lui flanquer un coup de poing.
Heureusement pour Halpern, il revint à lui juste à cet instant. Il battit des paupières plusieurs fois avant d’ouvrir complètement les yeux, et lorsqu’il les eut levés vers nous, tout son corps se crispa.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.
— Vous promettez de ne pas défaillir de nouveau ? répondis-je.
Deborah me poussa du coude.
— Ariel Goldman, dit-elle.
— Oh, mon Dieu, gémit-il. Je savais que ça allait arriver.
— Vous aviez raison, fis-je remarquer.
— Vous devez me croire, reprit-il, en s’efforçant de se redresser. Ce n’est pas moi qui l’ai fait.
— D’accord, dit-elle. Alors qui est-ce ?
— Elle l’a fait elle-même.
Deborah me scruta des yeux, espérant peut-être que je lui expliquerais pourquoi Halpern délirait. Comme j’étais tout aussi perplexe, elle se tourna vers lui.
— Elle l’a fait elle-même ? répéta-t-elle, sa voix exprimant toute la défiance du flic.
— Oui, insista-t-il. Elle voulait donner l’impression que c’était moi, pour que je sois obligé de lui filer une bonne note.
— Elle s’est fait rôtir elle-même, dit Deborah très distinctement, l’air de parler à un enfant de trois ans. Puis elle a coupé sa propre tête. Pour que vous lui filiez une bonne note.
— J’espère que vous lui avez au moins mis 14 pour tout ce travail, déclarai-je.
Halpern nous regarda avec de gros yeux ronds, la mâchoire à demi ouverte et parcourue de contractions.
— Quoi ? finit-il par articuler. De quoi vous parlez ?
— Ariel Goldman, répondit Deborah. Et sa colocataire Jessica Ortega. Brûlées vives. Décapitées. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet, Jerry ?
Halpern fut agité de tics convulsifs et se tut pendant un long moment.
— Je, je… Elles sont mortes ? finit-il par murmurer.
— Jerry, répliqua Deborah, elles ont été décapitées. Qu’est-ce que vous croyez ?
Je regardai avec grand intérêt la figure de Halpern adopter une série de mimiques exprimant tout l’ahurissement à des degrés divers et, lorsqu’il finit par piger, ce fut celle de la mâchoire décrochée qui l’emporta.
— Vous… Vous pensez que… Vous ne pouvez pas…
— J’ai bien peur que si, Jerry, affirma Deborah. À moins que vous ne me prouviez le contraire.