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Je tentai de l’atteindre par des pensées sévères et irritées : Réveille-toi ! Montre un peu les dents !

Il ne réagit pas.

Je me précipitai dans tous les replis de mon être, braillant, appelant le Passager avec une inquiétude croissante, mais les lieux étaient déserts, il avait mis la clé sous la porte : parti sans laisser d’adresse. À croire même qu’il n’avait jamais été là.

À l’endroit où il avait l’habitude de se trouver, j’entendais encore un écho de la musique se répercuter sur les murs d’un logement débarrassé de ses meubles, amplifié par ce vide brutal.

Le Passager noir était parti.

Chapitre 14

Je passai la journée du lendemain dans un état d’agitation et d’incertitude extrêmes, espérant que le Passager reviendrait tout en sachant qu’il ne le ferait pas. Et au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, cette perspective se confirma.

Je ne me prétendrais pas pour autant en proie à l’angoisse, qui m’a toujours paru une forme d’apitoiement sur soi-même, mais j’éprouvais un malaise aigu et vécus cette journée dans un immense effroi.

Où était parti mon Passager, et pourquoi ? Allait-il revenir ? Ces questions m’entraînaient dans des spéculations plus alarmantes encore : qui était le Passager, et pourquoi était-il venu me trouver ?

Dire que je m’étais défini en fonction de quelque chose qui ne faisait pas réellement partie de moi – à moins que…? Le Passager noir n’était peut-être que la construction mentale d’un esprit malade, une toile tissée afin de filtrer d’infimes lueurs de la réalité et de me protéger contre l’horreur de ma véritable nature. C’était possible ; j’ai quelques rudiments de psychologie, et je sais bien que mon cas est hors norme. Je n’y vois pas d’inconvénient. Je me passe sans problème de la moindre once d’humanité.

Enfin, c’était vrai jusqu’à présent. Mais soudain je me retrouvais tout seul. Et pour la première fois, j’avais vraiment besoin de savoir.

Évidemment, rares sont les métiers où les employés sont payés pour se livrer à l’introspection, même sur un sujet aussi grave que la disparition de Passagers noirs. Non, Dexter ne chômait pas. Surtout avec Deborah dans les parages, prête à manier le fouet.

Par chance, il s’agissait pour l’essentiel d’activités de routine ; je consacrai la matinée à passer au peigne fin l’appartement de Halpern avec mes collègues, à la recherche de preuves. Par chance, encore une fois, elles étaient si nombreuses qu’aucun travail véritable ne fut nécessaire.

Au fond de son armoire, nous trouvâmes une chaussette comportant plusieurs taches de sang. Sous le canapé, il y avait une sandale en toile blanche pareillement maculée sur le dessus et, dans la salle de bains, à l’intérieur d’un sac plastique, un pantalon dont un revers était légèrement roussi et les pans également tachés, des éclaboussures qui avaient durci avec la chaleur.

C’était probablement une bonne chose que toutes ces traces soient aussi flagrantes, car Dexter, d’habitude si vif et si enthousiaste, était loin d’être dans son assiette. Je me surprenais à dériver dans le flot d’une humeur grise et angoissée, me demandant si le Passager reviendrait, pour être subitement ramené au présent, planté devant l’armoire, une chaussette sale et sanglante à la main. Si des recherches minutieuses avaient été requises, je n’aurais pas été capable d’opérer à mon niveau d’excellence habituel.

Fort heureusement, ce n’était pas le cas. Je n’avais encore jamais vu une telle profusion de preuves chez quelqu’un qui avait eu, en définitive, plusieurs jours pour tout nettoyer. Lorsque je m’adonne à mon loisir favori, propre, net et innocent d’un point de vue médico-légal, quelques minutes à peine me suffisent ; Halpern avait laissé passer plusieurs jours sans prendre les précautions les plus élémentaires. C’était presque trop facile, et dès que nous eûmes vérifié sa voiture j’abandonnai même le « presque »: sur l’accoudoir central à l’avant, l’empreinte d’un pouce formée de sang séché ressortait nettement.

Bien sûr, il était possible que nos analyses de labo établissent qu’il s’agissait de sang de poulet. J’en doutais un peu, toutefois.

Néanmoins, une petite pensée tenace continuait à me souffler que c’était beaucoup trop facile. Il y avait un truc qui clochait. Mais étant donné que je n’avais plus le Passager pour m’indiquer la bonne direction, je n’en fis part à personne. Il aurait été sadique, en tout cas, de gâcher le bonheur de Deborah. Elle était quasi rayonnante de satisfaction lorsque les résultats arrivèrent et que Halpern apparut de plus en plus comme notre coupable.

Elle fredonnait même lorsqu’elle m’entraîna à sa suite afin d’interroger Halpern, ce qui accentua mon malaise.

— Eh bien, Jerry, lança-t-elle, aimeriez-vous nous parler de ces deux filles ?

— Je n’ai rien à dire, répondit-il.

Il était très pâle, mais il paraissait bien plus décidé que lorsque nous l’avions amené au poste.

— Vous commettez une erreur, ajouta-t-il. Je n’ai rien fait.

— Il n’a rien fait, répéta-t-elle d’un ton enjoué.

— C’est possible, dis-je. Quelqu’un d’autre a pu introduire chez lui les habits tachés de sang pendant qu’il regardait la télé…

— C’est ça, Jerry ? demanda Deborah. Quelqu’un a mis ces affaires chez vous ?

Il blêmit encore, à supposer que cela soit possible.

— Quelles affaires ? Du sang… De quoi parlez-vous ?

Elle lui souriait.

— Jerry, nous avons trouvé un de vos pantalons avec du sang dessus. C’est celui des victimes. Nous avons également trouvé une chaussure et une chaussette tachées. Ainsi qu’une empreinte de sang dans votre voiture. Votre empreinte, leur sang. La mémoire vous revient, Jerry ?

Halpern s’était mis à secouer la tête tandis que Deborah parlait, et il continuait, comme s’il s’agissait d’un étrange réflexe dont il n’avait pas conscience.

— Non, dit-il. Non. Ce n’est même pas… Non.

— Non, Jerry ? Qu’est-ce que ça veut dire, non ?

Il remuait toujours la tête. Une goutte de sueur vola et atterrit sur la table. Je l’entendais faire de gros efforts pour respirer.

— S’il vous plaît, gémit-il, c’est absurde. Je n’ai rien fait. Pourquoi vous… C’est kafkaïen ! Je n’ai rien fait.

Deborah se tourna vers moi d’un air interrogateur.

— Kafkaïen ?

— Il se prend pour un cafard, lui expliquai-je.

— Je ne suis qu’un flic inculte, Jerry, reprit-elle. Mais je sais reconnaître des preuves solides quand j’en vois. Et laissez-moi vous le dire, Jerry : votre appartement en est truffé.

— Mais je n’ai rien fait.

— D’accord, répliqua Deborah. Alors aidez-moi un peu. Comment tous ces trucs sont-ils apparus chez vous ?

— C’est Wilkins, affirma-t-il en ayant l’air surpris, comme si quelqu’un d’autre avait parlé à sa place.

— Wilkins ? répéta Deborah en me regardant.

— Le professeur dont le bureau est à côté du vôtre ? demandai-je.

— Oui, c’est ça, répondit Halpern, retrouvant des forces. C’était Wilkins, ça ne peut être que lui.