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— Je le savais ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ce n’est pas tant ce qu’il a fait, répondis-je. A priori, ce serait plutôt ce qu’on lui a fait.

— Arrête de déconner. Qu’est-ce que c’est ?

— Pour commencer, apparemment il est orphelin.

— Allez, Dex, arrête de tourner autour du pot.

Je levai une main afin de la calmer, mais ce ne fut pas très efficace car elle commença à tapoter mon bureau.

— J’essaie de brosser un portrait précis, sœurette.

— Accélère.

— Bon, d’accord. Halpern a été recueilli par les services sociaux de l’État de New York alors qu’il vivait dans un carton sous l’autoroute. Ses parents venaient de succomber à une mort très violente et bien méritée, semblerait-il.

— Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ?

— Ses parents vendaient son corps à des pédophiles.

— Nom de Dieu ! s’exclama Deborah, visiblement assez choquée.

— Et Halpern ne se souvient de rien à ce sujet. Il a des trous de mémoire sous l’effet du stress, d’après le dossier. On peut le comprendre. C’était sans doute une réaction conditionnée au traumatisme répété, expliquai-je. Cela peut arriver.

— Oh, putain ! lâcha Deborah. Il oublie des trucs. Tu dois admettre que ça concorde. La fille essaie de lui coller un viol sur le dos et lui s’inquiète de sa chaire, alors il stresse et la tue sans s’en apercevoir.

— Il y a encore deux ou trois choses, repris-je, et j’avoue que j’appréciais plus qu’il n’était nécessaire le côté théâtral de mon récit. Tout d’abord, la mort de ses parents.

— Eh bien, quoi ?

— Ils ont été décapités. Puis leur maison a été incendiée.

Deborah se redressa.

— Merde… dit-elle.

— J’ai pensé la même chose.

— Bon sang, mais c’est super, Dex ! s’écria-t-elle. On le tient.

— Ma foi, répondis-je, c’est certainement le même modus.

— Ben, carrément ! Alors est-ce qu’il a tué ses parents ?

— On n’a pas réussi à le prouver. Sinon, il aurait été incarcéré. Personne n’imaginait un enfant en être capable. Mais il est à peu près établi qu’il était présent et a vu les faits.

Elle me regarda fixement.

— Qu’est-ce qui te pose problème ? Tu penses toujours que ce n’est pas lui ? Tu as une de tes fameuses intuitions ?

Cela me blessa plus que je ne l’aurais cru, et je fermai les yeux un instant. Il n’y avait rien d’autre que le noir et le vide au-dedans. Mes fameuses intuitions, bien sûr, se fondaient sur ce que me murmurait le Passager noir, et en son absence je n’avais rien à dire.

— Je n’en ai pas en ce moment, finis-je par admettre. Mais il y a un truc qui me dérange dans cette histoire. C’est…

J’ouvris les yeux ; Deborah me dévisageait. Pour la première fois de la journée, son visage exprimait autre chose que la jubilation, et l’espace d’un instant je crus qu’elle allait me demander ce que cela signifiait et si j’allais bien. Je ne savais pas ce que je lui répondrais, car je n’avais encore jamais parlé du Passager noir, et l’idée d’aborder un sujet aussi intime me perturbait.

— Je ne sais pas, repris-je faiblement. C’est très bizarre.

Deborah sourit. J’aurais été plus rassuré qu’elle m’envoie balader avec sa hargne habituelle ; mais non, elle sourit et tendit le bras au-dessus du bureau pour me tapoter la main.

— Dex, dit-elle doucement, les preuves qu’on a sont plus que suffisantes ; il y a des antécédents, un mobile. Tu reconnais que tu n’as pas une de tes… intuitions. Tout est bon, frangin. Quels que soient tes doutes, ils ne sont pas liés à cette affaire. C’est lui le coupable, on l’a attrapé, point barre.

Elle lâcha ma main avant que l’un de nous fonde en larmes.

— Mais je m’inquiète un peu pour toi, ajouta-t-elle.

— Ça va très bien, répondis-je, et même à mes oreilles ces mots sonnèrent faux.

Deborah me considéra un long moment avant de se lever.

— D’accord, dit-elle. Mais sache que je suis là en cas de besoin.

Puis elle quitta la pièce.

Je réussis je ne sais comment à endurer le reste de la journée et à me traîner jusqu’à la maison, le soir venu, où ma morosité se changea en vacuité sensorielle. J’ignore ce que nous eûmes à dîner ou ce qui se dit à table ce soir-là. La seule chose que je me sentais capable d’écouter, c’était le son du Passager noir regagnant ses pénates, et ce son ne venait pas. Alors je vécus cette soirée en pilotage automatique et finis par aller me coucher, toujours aussi vide et déprimé.

J’appris cette nuit-là que le sommeil n’est pas purement machinal chez les humains, y compris pour le semi-humain que j’étais en train de devenir. Mon ancien moi, le Dexter des ténèbres, dormait très bien sans aucune difficulté : il lui suffisait de se coucher, de fermer les yeux et de compter « un, deux, trois ». Et le tour était joué.

Mais Dexter le nouveau modèle n’avait pas cette chance.

Je me tournai et me retournai ; j’ordonnai à mon misérable cerveau de s’endormir illico sans faire d’histoires, mais en vain. Je restais allongé les yeux grands ouverts en me demandant ce qui m’arrivait.

Et tandis que la nuit n’en finissait pas de durer, je me livrai à une terrible introspection. M’étais-je fourvoyé toute ma vie ? Et si je n’étais pas Dexter le Saigneur déluré flanqué de son prudent acolyte le Passager ? Peut-être n’étais-je en réalité qu’un chauffeur de l’ombre autorisé à occuper une chambre de l’immense demeure, en échange de ses services au maître de maison, qu’il conduisait lors de ses virées. Si ma présence n’était plus requise, que pouvais-je donc faire, maintenant que le patron avait déménagé ? Qui étais-je, si je n’étais plus moi-même ?

Ce n’était pas une pensée joyeuse et cela ne m’aida pas à m’endormir. M’étant déjà retourné sur le dos, puis sur un côté sans réussir à m’épuiser, je tentai à présent une autre position sans plus de succès. Vers 3 h 30 du matin, je dus trouver la bonne combinaison, car je glissai enfin dans un sommeil léger et agité.

Le bruit et l’odeur du bacon frit m’en extirpa. Je jetai un coup d’œil au réveil : il était 8 h 12 ; je ne me réveillais jamais aussi tard. Mais bien sûr, on était samedi matin ! Rita m’avait laissé prolonger ce lamentable état d’inconscience. Et elle allait à présent récompenser mon retour parmi les vivants par un généreux petit déjeuner. Youpi !

Celui-ci réussit à dissiper une partie de mon humeur revêche. Il est très difficile de conserver un profond sentiment de dépression et de mépris de soi lorsqu’on savoure un aussi bon repas, et parvenu à la moitié de mon excellente omelette, je me rendis.

Cody et Astor étaient debout depuis des heures, naturellement : le samedi matin, ils avaient droit à la télévision sans restriction, et ils en profitaient en général pour regarder une série de dessins animés qui devaient certainement leur existence à la découverte du LSD. Ils ne me remarquèrent même pas lorsque je titubai devant eux pour me rendre à la cuisine, et ils restèrent rivés à l’image d’un ustensile de cuisine doué de parole tandis que je finissais de manger, buvais une dernière tasse de café et décidais de donner à la vie une chance supplémentaire.

— Ça va mieux ? me demanda Rita comme je reposais ma tasse.

— L’omelette était délicieuse, répondis-je. Merci.

Elle sourit, puis se pencha brusquement en avant pour me donner une bise sur la joue, avant de placer toute la vaisselle dans l’évier et de commencer à la laver.