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— N’oublie pas que tu as proposé de sortir Cody et Astor ce matin, déclara-t-elle par-dessus le bruit de l’eau qui coulait.

— J’ai dit ça ?

— Dexter, tu sais que j’ai une séance d’essayage aujourd’hui. Pour ma robe. Je t’en ai parlé il y a des semaines et tu m’as dit, pas de problème, que tu t’occuperais des enfants pendant que j’irais chez Susan, et après je dois passer chez le fleuriste. Vince a même proposé de m’aider, apparemment il aurait un ami…

— Ça m’étonnerait, répliquai-je, pensant à Manny Borque. Pas Vince.

— Mais je lui ai répondu : non, merci. J’espère que ce n’est pas grave.

— Tu as bien fait. On n’a qu’une seule maison à vendre pour tout payer.

— Je ne veux pas vexer Vince, et je suis sûre que son ami est formidable, mais j’achète mes fleurs chez Hans depuis toujours ; il aurait le cœur brisé si j’allais ailleurs pour mon mariage.

— D’accord. Je vais m’occuper des enfants.

J’avais espéré avoir du temps à consacrer à mon malheur personnel, afin de trouver un moyen de m’attaquer au problème du Passager absent. Si je n’y étais pas arrivé, j’aurais au moins pu me détendre, et peut-être même récupérer un peu du précieux sommeil dont je n’avais pas bénéficié la veille. On était samedi, après tout. De nombreux syndicats et plusieurs religions respectées recommandent que cette journée soit dédiée à la détente et au développement personnel, au repos bien mérité loin du quotidien trépidant. Mais Dexter était plus ou moins père de famille désormais, ce qui, je l’apprenais, change beaucoup de choses. Et avec Rita en pleins préparatifs de mariage, en train de tourbillonner dans la maison telle une tornade blonde, il devenait urgent que j’emmène Cody et Astor pour que nous nous adonnions ensemble à une activité approuvée par la société et jugée appropriée pour la consolidation des liens affectifs entre les adultes et les enfants.

Après un examen minutieux des différentes options, je choisis le musée des Sciences et de l’Espace à Miami. Rempli d’autres familles, il renforcerait mon déguisement tout en ébauchant celui de Cody et d’Astor par la même occasion. Dans la mesure où ils envisageaient d’emprunter eux aussi la voie des ténèbres, ils devaient commencer à comprendre que plus on est anormal, plus il importe de paraître normal. Et une visite au musée avec le pater Dexter était une sortie on ne peut plus normale, idéale pour les trois. Cela avait l’avantage supplémentaire d’être officiellement « bon pour eux », très gros atout, même si cette idée les répugnait.

Alors je les embarquai tous les deux dans ma voiture et empruntai l’US-1 en direction du nord, après avoir promis à Rita que nous serions rentrés pour le dîner. Je traversai Coconut Grove, et juste avant Rickenbacker Causeway je m’engageai sur le parking du musée. Nous n’entrâmes pas aussitôt dans l’honorable bâtiment, cependant. Une fois sorti de la voiture, Cody resta planté au beau milieu du parking. Astor le regarda un moment, avant de se tourner vers moi.

— Pourquoi est-ce qu’on doit aller là-dedans ? me demanda-t-elle.

— Parce que c’est une activité éducative, expliquai-je.

— Beurk, fit-elle, et Cody hocha la tête.

— C’est important qu’on passe du temps ensemble, ajoutai-je.

— Dans un musée ! s’écria Astor. C’est pitoyable.

— Quel joli mot, dis-je. Où l’as-tu appris ?

— On refuse d’aller là-dedans, déclara-t-elle. On veut faire quelque chose.

— Vous êtes déjà allés dans ce musée ?

— Nooon, répondit-elle, étirant le mot en trois syllabes dédaigneuses, comme seules les fillettes de neuf ans peuvent le faire.

— Eh bien, vous risquez d’être étonnés. Il se pourrait même que vous appreniez quelque chose.

— C’est pas ce qu’on veut apprendre. Pas dans un musée.

— Et qu’est-ce que vous pensez vouloir apprendre exactement ? demandai-je.

J’étais moi-même impressionné par le rôle de l’adulte patient que je parvenais à jouer.

Astor fit une grimace.

— Tu le sais, répondit-elle. Tu as dit que tu nous montrerais des trucs.

— Et comment savez-vous que je ne vais pas le faire ?

Elle me regarda un instant, incertaine, puis se tourna vers Cody. Leur conversation fut sans paroles. Lorsqu’elle me fit face, quelques secondes plus tard, elle prit un air très important, plein d’assurance.

— Pas question, déclara-t-elle.

— Qu’est-ce que vous savez de ce que je vais vous enseigner ?

— Dex-ter, à ton avis, pourquoi on t’a demandé de nous apprendre des trucs ?

— Parce que vous ne savez rien, contrairement à moi.

— Mmmm…

— Votre éducation commence dans ce bâtiment, annonçai-je en adoptant l’expression la plus sérieuse possible. Suivez-moi et vous apprendrez.

Je les considérai un moment, regardai s’accroître leur incertitude, puis me tournai et me dirigeai vers le musée. C’était peut-être le manque de sommeil qui me rendait irritable, et je n’étais même pas convaincu qu’ils me suivraient, mais il fallait que je fixe les règles du jeu dès le départ. Ils devaient agir à ma façon, tout comme j’en étais venu à accepter, des années auparavant, le fait que je devais écouter Harry et agir à sa façon.

Chapitre 15

Quatorze ans, c’est toujours un âge difficile, y compris pour les humains artificiels. C’est le moment où la biologie prend le dessus, et même lorsque l’adolescent en question est plus intéressé par la biologie clinique que par celle qui passionne les autres élèves du collège Ponce de Leon, elle règne en maître.

L’un des impératifs catégoriques de la puberté qui s’applique même aux jeunes monstres, c’est que personne parmi les plus de vingt ans ne sait rien. Et étant donné que Harry, mon père adoptif, avait depuis longtemps dépassé ce stade, je connus une brève période de rébellion contre lui, qui cherchait à entraver sans raison mon désir naturel de hacher menu mes camarades de classe.

Harry avait conçu un plan d’une logique implacable, afin de me « recadrer »: c’était le terme qu’il employait concernant les choses ou les gens, qu’il voulait rendre nets et carrés. Mais il n’y a rien de logique chez un Passager noir naissant qui déplie ses ailes pour la première fois et se cogne contre les barreaux de la cage, aspirant à s’élancer librement à travers l’air et à fondre sur sa proie.

Harry savait beaucoup de choses qu’il me fallait apprendre pour devenir moi-même en toute tranquillité, pour transformer le jeune monstre fou en un froid justicier : se comporter en humain, être sûr de soi et prudent, et puis bien nettoyer après. Il savait toutes ces choses comme seul un vieux flic peut les savoir. Je le comprenais, même à l’époque, mais cela me semblait ennuyeux et superflu…

Et puis Harry ne pouvait pas tout connaître. Il ignorait, par exemple, l’existence de Steve Gonzalez, un spécimen particulièrement charmant de l’humanité pubescente qui avait attiré mon attention.

Steve Gonzalez était plus costaud que moi et d’un an ou deux plus âgé ; il avait déjà développé une pilosité au-dessus de la lèvre supérieure qu’il appelait « moustache ». Il était avec moi en cours d’éducation physique, et il prenait à cœur de me rendre la vie impossible dès qu’il en avait l’occasion. Il y mettait la plus grande ferveur. C’était bien avant que Dexter devienne le bloc de glace que l’on sait, et je sentais croître en moi une bonne dose de ressentiment et d’exaspération, ce qui semblait plaire à Steve Gonzalez et le pousser à des sommets de créativité dans la persécution du jeune Dexter en ébullition. Nous savions tous deux que cela ne pouvait se terminer que d’une manière ; malheureusement pour lui, ce ne fut pas celle qu’il avait en tête.