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Et donc un beau jour, un surveillant un peu trop consciencieux fit irruption dans le laboratoire de biologie pour surprendre Dexter et Steve Gonzalez en train de régler leur conflit de personnalité. Ce n’était pas la confrontation classique d’adolescents, faite d’insultes et de coups de poing, bien que Steve se fût peut-être attendu à cela. Il n’avait pas compté se mesurer au jeune Passager noir. Le surveillant trouva Steve solidement attaché à une table avec une bande de ruban adhésif gris en travers de la bouche, Dexter debout devant lui un scalpel à la main, essayant de se rappeler ce qu’il avait appris en cours de biologie le jour où ils avaient disséqué une grenouille.

Harry vint me chercher dans sa voiture de police, en uniforme. Il écouta le principal adjoint lui décrire la scène, énoncer le règlement de l’établissement puis lui demander ce qu’il comptait faire. Harry le regarda simplement, jusqu’à ce qu’il finisse par se taire. Il le fixa alors quelques secondes de plus, juste pour l’effet, puis tourna vers moi ses yeux bleus très froids.

— Ce qu’il dit est vrai, Dexter ? me demanda-t-il.

Il n’y avait aucune possibilité de fuite ou de mensonge face à l’étau de ce regard.

— Oui, répondis-je, et Harry hocha la tête.

— Vous voyez ? reprit le principal adjoint.

Il pensait poursuivre, mais Harry dirigea un bref instant son regard vers lui, si bien qu’il garda le silence.

Harry me considéra de nouveau.

— Pourquoi ? m’interrogea-t-il.

— Il me harcelait, expliquai-je.

— Alors tu l’as attaché à une table, dit-il sans presque aucune inflexion dans la voix.

— Mmm.

— Et tu as attrapé un scalpel.

— Je voulais qu’il arrête.

— Pourquoi tu n’en as pas parlé à quelqu’un ?

Je haussai les épaules, geste qui résumait une grande partie de mon vocabulaire à l’époque.

— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

— Je peux me débrouiller seul.

— Ben, on dirait que tu t’es pas si bien débrouillé que ça.

Je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire pour arranger les choses, alors je choisis très naturellement de regarder mes pieds. Comme ils n’avaient rien à ajouter à la conversation, je levai les yeux. Harry me scrutait toujours et, par je ne sais quel miracle, il n’avait plus besoin de cligner des paupières. Il ne paraissait pas en colère, et je n’avais pas peur de lui, ce qui bizarrement rendait la situation encore plus inconfortable.

— Je suis désolé, dis-je.

Je n’étais pas sûr de le penser réellement – je ne sais toujours pas, d’ailleurs, si je peux être sincèrement désolé pour mes actes. Mais cela me semblait une attitude diplomatique, et rien d’autre de toute façon ne jaillit dans mon cerveau d’adolescent bouillonnant d’hormones et d’incertitude. Et, bien qu’il ne me crût sans doute pas, Harry hocha la tête.

— Allons-y, dit-il.

— Attendez une minute, protesta le principal adjoint. Nous devons discuter de certaines choses.

— Ah oui ? Par exemple du fait que vous laissiez une petite brute pousser mon fils à ce genre de confrontation par votre mauvaise surveillance ? Combien de fois l’autre garçon a-t-il été puni ?

— Ce n’est pas la question…

— Ou voulez-vous qu’on parle du fait que vous laissiez des scalpels ainsi que d’autres instruments dangereux à la portée des élèves dans une salle de classe non fermée à clé et non surveillée ?

— Monsieur, vraiment…

— Je vais vous dire, poursuivit Harry. Je vous promets de fermer les yeux sur ces graves négligences si vous acceptez de faire un véritable effort à l’avenir.

— Mais ce garçon…

— Je vais m’occuper de ce garçon, rétorqua Harry. Vous, chargez-vous de prendre des mesures afin que je ne sois pas obligé de saisir le conseil d’administration de l’école.

Et bien sûr, on en resta là. Il était tout simplement impossible de contredire Harry, que l’on soit un suspect dans une affaire criminelle, le président du Rotary Club ou un jeune monstre dévoyé. Le principal adjoint ouvrit et referma la bouche plusieurs fois, sans qu’aucun mot compréhensible en sorte, juste un bredouillis associé à un raclement de gorge. Harry le dévisagea un moment, avant de se tourner vers moi.

— Allons-y, répéta-t-il.

Il se tut jusqu’à la voiture, et ce n’était pas un silence amical. Il ne parla pas davantage tandis que nous empruntions la direction du nord le long de Dixie Highway – au lieu de partir dans l’autre sens, par Granada Boulevard et Hardee Road, vers notre petite maison du Grove. Je le regardai alors, mais il ne dit rien, et son expression n’encourageait pas la conversation. Il fixait la route droit devant lui et roulait, vite, mais pas au point d’allumer la sirène.

Il tourna à gauche sur la 17e Avenue, et l’espace d’un instant, je crus bêtement qu’il m’emmenait à l’Orange Bowl. Mais nous dépassâmes l’embranchement pour le stade et continuâmes, après la rivière, le long de North River Drive ; à présent je savais où nous allions, mais j’ignorais pourquoi. Harry n’avait toujours pas prononcé un mot ni jeté un regard dans ma direction, et je sentais une certaine oppression me gagner, qui n’avait rien à voir avec les nuages orageux qui s’amassaient à l’horizon.

Harry se gara et finit par ouvrir la bouche.

— Suis-moi, dit-il. À l’intérieur.

Je le regardai, mais il était déjà en train de descendre de voiture ; alors je sortis et l’accompagnai docilement dans le centre de détention.

Harry était très connu, comme il l’était dans tous les lieux où pouvait se distinguer un bon flic. Il fut accueilli tout le long du chemin par des « Salut, Harry ! » ou « Hé, brigadier ! », depuis la zone de réception jusqu’au secteur des cellules. Je traînai les pieds derrière lui, envahi par un mauvais pressentiment. Pourquoi Harry m’avait-il amené dans cette prison ? Pourquoi ne me réprimandait-il pas, en me disant à quel point il était déçu et en inventant pour moi une punition sévère mais juste ?

Il ne m’offrait aucun indice. Alors je me contentai de le suivre. Nous fûmes enfin arrêtés par l’un des gardiens. Harry le prit à part et lui parla à voix basse ; l’homme me regarda, hocha la tête, puis nous conduisit à l’autre bout du bâtiment.

— Le voilà, dit-il. Amusez-vous bien.

Il fit un signe en direction de la silhouette qu’on distinguait à l’intérieur de la cellule, me lança un bref coup d’œil puis s’éloigna, nous laissant seuls, Harry et moi, dans notre silence pesant.

Harry ne fit rien tout d’abord. Il regarda à l’intérieur de la cellule ; la forme pâle au fond bougea, se leva puis s’approcha des barreaux.

— Mais c’est le brigadier Harry ! s’exclama l’homme gaiement. Comment allez-vous, Harry ? C’est gentil de passer me voir.

— Bonjour, Carl, répondit Harry.

Puis il se tourna vers moi et m’adressa enfin la parole :

— Dexter, je te présente Carl.

— Quel beau jeune homme, Dexter, reprit Carl. Ravi de faire ta connaissance.

Les yeux que Carl dirigea vers moi étaient clairs mais éteints, et j’apercevais derrière une immense ombre noire ; je sentis un truc s’agiter en moi et tenter de s’esquiver, loin de la créature imposante et féroce qui vivait là. Il n’était pas particulièrement impressionnant en soi ; il était même plutôt plaisant sur un plan très superficiel, avec ses cheveux blonds soignés et ses traits réguliers. Mais quelque chose en lui me mettait très mal à l’aise.

— Ils ont amené Carl hier, poursuivit Harry. Il a tué onze personnes.