— On veut jouer avec Dexter, ajouta Astor, et Cody hocha la tête de façon très éloquente.
Rita fronça les sourcils.
— On aurait peut-être dû aborder le sujet avant, mais tu ne penses pas que Cody et Astor… enfin, est-ce qu’ils ne devraient pas commencer à te donner un nom plus, je ne sais pas, mais Dexter ? Ça paraît un peu…
— Que dirais-tu de mon papere ? suggérai-je. Ou de Monsieur le Comte ?
— Certainement pas, grommela Astor.
— C’est que…
— Dexter va très bien, répondis-je. Ils y sont habitués.
— Mais ça me paraît manquer un peu de respect.
Je me tournai vers Astor.
— Montre à ta mère que tu peux dire « Dexter » avec respect, la priai-je.
Elle leva les yeux au ciel.
— S’te plééé, fit-elle.
— Tu vois ? rétorquai-je en adressant un sourire à Rita. Elle a neuf ans. Elle ne peut rien dire avec respect.
— Oui, bon, mais…
— C’est très bien. Je n’y vois aucun problème. Mais Paris…
— Allez, on sort, lança Cody, et je le regardai, stupéfait.
Quatre syllabes en tout ; pour lui, c’était quasiment un discours.
— D’accord, répondit Rita. Si tu penses vraiment que…
— Je ne pense jamais, répliquai-je. Cela enraye le cerveau.
— C’est n’importe quoi, affirma Astor.
— On pourrait croire, mais c’est vrai, répondis-je.
Cody secoua la tête.
— Cache-cache, dit-il, et plutôt que d’interrompre sa logorrhée, je choisis de le suivre dans le jardin.
Chapitre 2
Malgré les projets merveilleux de Rita, la vie n’était pas qu’une partie de plaisir. Le vrai travail n’attendait pas. Et Dexter étant très consciencieux, je n’avais pas chômé. Je venais de passer deux semaines à mettre la dernière touche à mon œuvre du moment. Le jeune homme à l’origine de mon inspiration avait hérité d’une fortune, et il s’en servait, semblait-il, pour tout un tas d’escapades sordides qui me faisaient regretter de ne pas être riche. Son nom était Alexander Macauley, bien qu’il se fît appeler « Zander », ce qui pour moi avait un côté très bon genre, mais peut-être était-ce voulu. C’était un hippie pur jus après tout, un fils à papa qui, n’ayant jamais eu à travailler, se consacrait entièrement au genre de distractions qui auraient fait palpiter mon cœur gelé si Zander avait montré un peu plus de discernement dans le choix de ses victimes.
L’argent de la famille Macauley provenait de vastes troupeaux de bétail, d’immenses plantations d’agrumes et du rejet de phosphates dans le lac Okeechobee. Zander se rendait fréquemment dans les quartiers défavorisés de la ville, afin de prodiguer ses largesses à la communauté des sans-abri. Il ramenait au ranch familial les heureux élus qu’il souhaitait secourir et leur offrait un emploi, comme je l’appris par un article de journal aussi larmoyant que dithyrambique.
Certes, Dexter loue toujours les initiatives charitables. Mais si je les approuve autant, c’est parce que, en général, derrière le masque de mère Teresa, il se passe des trucs pas très catholiques. Je ne doute pas que quelque part dans les profondeurs de l’être humain il existe un esprit de charité bienveillant et un amour sincère de son prochain. Mais je ne les ai jamais rencontrés… Et comme je suis dépourvu à la fois d’humanité et de vrais sentiments, il me faut m’en remettre à mon expérience, qui m’a appris que charité bien ordonnée commence par soi-même, et finit presque toujours là.
Donc, quand je vois un jeune homme riche, beau et d’apparence normale répandre ses bienfaits sur les parias de la terre, j’ai quelque difficulté à prendre cet altruisme au sérieux, en dépit des dehors irréprochables. Je suis moi-même plutôt doué pour présenter une image charmante et innocente au monde, et on sait ce qu’il en est vraiment, n’est-ce pas ?
Ma compréhension de la psychologie humaine n’était pas erronée, Macauley était bien comme moi, mais en beaucoup plus riche. Et son argent l’avait mené à une certaine négligence. Car dans les dossiers fiscaux que j’avais découverts, il apparaissait que le ranch familial était inoccupé, ce qui signifiait que ce n’était pas à une vie paisible à la campagne que Zander conduisait ses chers pouilleux.
Un autre détail arrangeait mes affaires : quel que soit l’endroit où les amenait leur nouvel ami, ils s’y rendaient pieds nus. En effet, dans une pièce spéciale de sa jolie demeure de Coral Gables, protégée par des serrures fort astucieuses et très chères que je mis cinq bonnes minutes à crocheter, Zander avait conservé quelques souvenirs. C’est un risque insensé à prendre pour un monstre ; je le sais très bien, parce que je le fais moi-même. Mais si un jour un enquêteur scrupuleux découvre ma petite boîte de souvenirs, il ne trouvera qu’une collection de lamelles de verre, avec une seule goutte de sang sur chacune, sans aucun moyen de prouver leur sinistre provenance.
Zander n’était pas aussi malin. Il avait gardé une chaussure de chacune de ses victimes et comptait sur sa fortune et de bonnes serrures pour préserver ses secrets.
Pas étonnant que les monstres aient une si mauvaise réputation… C’était d’une telle naïveté. Et des chaussures, en plus ! Enfin, sérieusement… J’essaie de me montrer tolérant et compréhensif envers les petites manies des autres, mais là, ça dépassait les bornes. Quel pouvait bien être l’attrait d’une vieille basket crottée ? Et les laisser ainsi à la vue de tous ? C’était presque insultant.
Bien sûr, Zander devait penser que s’il se faisait prendre, il pourrait se payer la meilleure défense du monde, ce qui lui permettrait sans doute de s’en tirer avec de simples travaux d’intérêt général. Plutôt drôle, en somme, puisque tout avait plus ou moins commencé par là. Mais il n’avait pas prévu le cas où ce serait Dexter qui l’attraperait, et non la police. Et ce procès-là se tiendrait dans le tribunal du Passager noir, où n’entre aucun avocat, bien que j’espère en coincer un aussi un jour ; et le verdict est toujours irrévocablement fatal.
Mais une chaussure constituait-elle une preuve suffisante ? J’étais convaincu de la culpabilité de Zander ; même si le Passager noir n’avait pas entonné des chants de louange pendant que j’observais ses trophées, je savais pertinemment ce que signifiait cette collection. Laissé à lui-même, Zander y ajouterait de nouveaux spécimens. J’étais certain que c’était un homme foncièrement mauvais, et je mourais d’envie d’avoir une petite discussion nocturne avec lui afin de lui adresser quelques critiques bien acérées, mais il fallait que j’en sois sûr à cent pour cent : c’était le code Harry.
J’avais toujours suivi les règles de prudence établies par Harry, mon père adoptif, policier de son état, qui m’avait appris à être ce que je suis avec modestie et précision. En vrai flic, il m’avait montré comment laisser un lieu de crime impeccable, et il m’avait obligé à recourir à la même minutie dans le choix de mon partenaire de danse. Si le moindre doute subsistait, je ne pouvais inviter Zander sur la piste.
Et maintenant ? Aucun tribunal au monde ne reconnaîtrait Zander coupable d’autre chose que de fétichisme malsain au regard de sa panoplie de grolles ; mais aucun tribunal ne bénéficiait du témoignage expert du Passager noir, cette douce voix pressante qui me pousse à l’action sans jamais se tromper. Et avec ce sifflement dans mon oreille, il m’était difficile de rester calme et impartial. Entraîner Zander dans ce dernier tango me semblait tout aussi vital que de respirer.