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Là encore, leur apparence et leur réputation féroces furent irrésistibles pour Cody et Astor, qui s’arrêtèrent. C’étaient des lions empaillés, bien entendu, mais ils retinrent tout de même leur attention. Le mâle se dressait fièrement au-dessus du corps d’une gazelle, la gueule grande ouverte et les crocs luisants. Près de lui se tenaient deux femelles et un lionceau. Il y avait deux pages d’explications affichées à côté, et, parvenu à la moitié de la seconde page, j’eus une nouvelle idée.

— Eh bien, dis-je gaiement, on est drôlement contents de ne pas être des lions, hein ?

— Non, répondit Cody.

— Ils expliquent ici que lorsqu’un adulte mâle prend la charge d’une nouvelle famille lion…

— On dit « une troupe », Dexter, me corrigea Astor. C’est dans Le Roi Lion.

— D’accord. Lorsqu’un nouveau papa lion s’impose dans une troupe, il tue tous les petits.

— C’est horrible ! s’exclama Astor.

Je souris en exhibant mes canines.

— Non, c’est parfaitement naturel, poursuivis-je. C’est pour protéger les siens et s’assurer que c’est sa progéniture qui dominera. De nombreux prédateurs font ça.

— Qu’est-ce que ça a voir avec nous ? demanda Astor. Tu ne vas pas nous tuer en te mariant avec maman ?

— Bien sûr que non, répliquai-je. Vous êtes mes petits, désormais.

— Alors quoi ?

Je m’apprêtai à lui répondre mais me retrouvai soudain le souffle coupé. Ma bouche était ouverte, mais je n’arrivais pas à parler parce que tout tourbillonnait dans mon cerveau après l’irruption d’une pensée tellement tirée par les cheveux que je ne pris même pas la peine de la rejeter. De nombreux prédateurs font ça, m’entendis-je affirmer. Pour protéger les leurs.

Ce qui faisait de moi un prédateur logeait à l’intérieur du Passager noir. Et quelque chose l’avait obligé à fuir. Était-il possible que, que…

Que quoi ? Qu’un Papa Passager menace mon Passager noir ? J’avais rencontré au cours de ma vie de nombreux individus dotés d’une ombre similaire à la mienne planant au-dessus d’eux, et rien ne s’était jamais produit hormis une reconnaissance mutuelle et un bref grondement inaudible. C’était d’une telle bêtise ! Les Passagers n’avaient pas de papa.

Si ?

— Dexter, intervint Astor. Tu nous fais peur.

Je reconnais que je m’effrayais moi-même. La pensée que le Passager puisse avoir un parent qui le traquerait avec des intentions meurtrières était stupide, mais, après tout, d’où venait le Passager ? Il me semblait être autre chose que la simple création psychotique de mon cerveau dérangé. Je n’étais pas schizophrène, nous en étions tous les deux convaincus. Le fait qu’il ait disparu prouvait bien qu’il avait une existence autonome. Cela signifiait que le Passager était venu de quelque part. Il existait avant moi ; il avait une origine, un géniteur.

— Ici, la terre. Dexter, vous nous entendez ? s’amusa Astor, et je m’aperçus que j’étais toujours planté devant eux dans ma pose invraisemblable, la bouche ouverte, tel un zombi.

— Oui, répondis-je sottement. J’étais juste en train de réfléchir.

— Et ça fait mal ? demanda-t-elle.

Je refermai la bouche et la regardai. Elle me dévisageait avec son expression de petite fille dégoûtée par la bêtise des adultes, et cette fois je la comprenais. J’avais toujours considéré le Passager noir comme allant de soi, si bien que je ne m’étais jamais demandé d’où il venait, ni pourquoi il existait. Je m’étais montré arrogant. Pourquoi n’avais-je jamais pensé à tout cela auparavant ? Et pourquoi fallait-il que je choisisse cet instant précis pour prendre le temps de réfléchir au problème ? Ce n’était ni le lieu ni le moment appropriés.

— Désolé, dis-je. Allons voir le planétarium.

— Mais tu allais nous expliquer pourquoi les lions sont importants, protesta-t-elle.

En fait, je ne me rappelais plus pourquoi ils l’étaient. Et heureusement pour mon image de marque, mon téléphone mobile se mit à sonner avant que j’aie à le leur avouer.

— Une seconde, dis-je en extrayant l’appareil de son étui.

Je jetai un coup d’œil à l’écran et vis que c’était Deborah. Et comme la famille, c’est la famille, je répondis.

— On a trouvé les têtes, m’annonça-t-elle.

Il me fallut quelques secondes pour saisir de quoi elle parlait, mais elle ne cessait de siffler dans mon oreille ; alors je m’avisai qu’il était sage de lui répondre quelque chose.

— Les têtes ? Celles des deux corps de l’université ? demandai-je.

Deborah émit un autre sifflement exaspéré avant de s’écrier :

— Bon sang, Dex, il n’y a pas des tonnes de têtes qui manquent en ville !

— Oh, il y a toutes celles des employés de la mairie.

— Ramène ton cul, Dexter. J’ai besoin de toi.

— Mais, Deborah, on est samedi, et je suis en pleine…

— Tout de suite ! ordonna-t-elle avant de raccrocher.

Je considérai Cody et Astor, confronté à un dilemme. Si je les ramenais à la maison, il me faudrait au moins une heure pour rejoindre Deb, et de plus nous ne profiterions pas de cette journée destinée à nous ménager de précieux moments ensemble. D’un autre côté, je me rendais bien compte qu’amener des enfants sur un lieu de crime était un tantinet excentrique.

Mais c’était instructif aussi. Il fallait qu’ils prennent conscience de la minutie du travail de police lorsque des corps étaient retrouvés, et c’était plutôt une bonne occasion, en somme. Tout bien considéré, même en supposant que ma chère sœur disjoncte en nous voyant arriver, je décidai qu’il valait mieux les embarquer dans la voiture et les conduire à leur première enquête criminelle.

— Bon, on doit y aller maintenant, déclarai-je tout en glissant mon téléphone dans son étui.

— Où ça ? voulut savoir Cody.

— Aider ma sœur. Vous vous souviendrez de ce qu’on a appris aujourd’hui ?

— Oui, mais c’est juste un musée, répondit Astor. C’est pas ce qu’on veut apprendre.

— Si, répliquai-je. Vous devez avoir confiance en moi, sinon je ne vous apprendrai rien.

Je me penchai de façon à pouvoir les regarder tous les deux dans les yeux.

— Dex-terrr, fît Astor en fronçant les sourcils.

— Je suis sérieux. C’est moi qui décide.

Une fois encore, les deux enfants se fixèrent intensément du regard. Après un moment, Cody hocha la tête et Astor se tourna vers moi.

— D’accord, on promet, dit-elle.

— On attendra, renchérit Cody.

— On comprend, ajouta Astor. Quand est-ce qu’on peut commencer les trucs cool ?

— Lorsque je vous le dirai. De toute façon, maintenant on y va.

Elle reprit aussitôt son ton cassant de petite fille :

— Où ça ?

— Il faut que j’aille travailler, expliquai-je. Et je vous emmène avec moi.

— Voir un cadavre ? demanda-t-elle avec espoir.

— Juste la tête.

Elle jeta un regard à Cody et eut un geste de réprobation.

— Ça plaira pas à maman, dit-elle.

— Tu pourras attendre dans la voiture si tu veux, proposai-je.

— Allons-y ! lança Cody.