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Chapitre 17

Deborah attendait devant une modeste demeure de deux millions de dollars dans une impasse privée de Coconut Grove. Celle-ci était barrée depuis la guérite du gardien jusqu’à la maison elle-même, située au milieu sur la gauche. Depuis leurs pelouses impeccables, des résidents indignés fulminaient contre les prolétaires de la police qui avaient envahi leur petit paradis. Deborah donnait des instructions à un vidéographe sur ce qu’il convenait de filmer et sous quel angle. Je m’empressai de la rejoindre, Cody et Astor sur les talons.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Deborah avec un regard furieux dans leur direction.

— Cela s’appelle des enfants, répondis-je. Ils sont souvent la conséquence du mariage, ce qui pourrait expliquer pourquoi tu ne les connais pas.

— Tu es complètement siphonné pour les amener ici, putain !

— Tu n’as pas le droit de dire ce mot, intervint Astor sèchement. Tu me dois cinquante cents.

Deborah ouvrit la bouche puis, devenant cramoisie, la referma aussitôt.

— Il faut qu’ils sortent d’ici, finit-elle par dire. Ils ne doivent pas voir ça.

— On veut voir, rétorqua Astor.

— Chut ! fis-je. Tous les deux.

— Bon sang, Dexter… reprit Deborah.

— Tu m’as dit de venir aussitôt. Je suis là.

— H est hors de question que je joue les nounous.

— Ce ne sera pas nécessaire. Ils vont être sages.

Deborah dévisagea les deux enfants. Personne ne cilla, et l’espace d’un instant je crus que ma chère sœur allait se mordre la lèvre. Puis elle se ressaisit.

— Et puis merde ! Je n’ai pas le temps pour ces histoires. Vous n’avez qu’à attendre là-bas tous les deux.

Elle indiqua de la main sa voiture, garée en travers de la rue, avant de m’attraper par le bras. Elle m’entraîna vers la maison où toute l’activité était concentrée.

— Regarde, ajouta-t-elle avec un geste en direction de la façade.

Au téléphone, Deborah m’avait dit qu’ils avaient trouvé les têtes, mais, à vrai dire, il aurait fallu faire un effort surhumain pour ne pas les voir. La courte allée, qui débouchait sur une petite cour agrémentée d’une fontaine, était encadrée par deux piliers constitués de blocs de corail. Chacun d’eux était surmonté d’une lampe très ornée. En dessous, sur l’allée, une inscription avait été tracée à la craie : je crus distinguer les lettres « MLK » sauf qu’il s’agissait d’une écriture étrange. Et pour s’assurer que personne ne passerait trop de temps à décrypter le message, on avait placé en haut de chaque pilier…

Eh bien, je dois admettre que même si l’installation possédait une certaine vigueur primitive et créait un effet spectaculaire, c’était trop cru à mon goût. Les têtes, semblait-il, avaient été soigneusement nettoyées, mais les paupières manquaient, et les bouches se tordaient en un drôle de rictus du fait de la chaleur : pas plaisant du tout. Évidemment, personne ne me demandait mon opinion, mais j’ai toujours pensé qu’il ne devrait y avoir aucun reste. C’est une marque de négligence qui dénote un grand manque de professionnalisme. Et là, les restes étaient exhibés avec ostentation ; c’était de l’étalage pur et simple, révélant une absence totale de raffinement. Ma foi, des goûts et des couleurs on ne discute pas… J’accepte volontiers qu’il existe d’autres techniques que la mienne. Cela me paraissait juste un peu inélégant, voire grossier. Et comme toujours sur de telles questions d’esthétique, j’attendis un murmure d’approbation en provenance du Passager noir, mais bien sûr rien ne vint.

Pas un murmure, pas un battement d’aile ni un coup d’œil furtif. Ma boussole avait disparu.

Enfin, je n’étais pas complètement seul. Deborah se trouvait à mon côté, en train de me parler.

— Ils sont allés à l’enterrement ce matin, dit-elle. Ils les ont découvertes à leur retour.

— De qui s’agit-il ? demandai-je en faisant un signe en direction de la maison.

Deborah me donna un coup de coude dans les côtes ; très douloureux.

— La famille, abruti. Les parents d’Ariel Goldman. Qu’est-ce que je viens de te dire ?

— Ça s’est passé en plein jour, alors ?

C’était encore plus troublant.

— La plupart des voisins étaient aussi à l’enterrement, répondit-elle. Mais on cherche quand même d’éventuels témoins. Avec un peu de chance, qui sait ?

Personnellement, je ne savais pas, mais je doutais que la chance puisse être associée à cette affaire.

— J’imagine que ça remet en cause la culpabilité de Halpern.

— Absolument pas. Cet imbécile est coupable.

— Ah. Alors… tu penses que quelqu’un d’autre a trouvé les têtes, et euh…

— J’en sais rien, bordel. Il doit avoir un complice.

Ça ne tenait pas debout, et elle le savait aussi bien que moi. Un individu capable de concevoir et d’accomplir le rituel élaboré du double assassinat était presque obligé d’agir seul. De tels actes étaient personnels, chaque étape venant répondre à un besoin intime très spécifique, et il était presque absurde d’envisager que deux personnes puissent partager la même vision. De façon très étrange, la présentation cérémonielle des têtes s’accordait à la disposition antérieure des corps, deux facettes d’un seul rituel.

— Ça ne colle pas.

— Bon, alors c’est quoi, ta version ?

Je considérai les têtes, soigneusement accrochées en haut des lampes. Elles avaient bien sûr brûlé en même temps que les corps, et aucune trace de sang n’était visible. Le cou semblait avoir été découpé très proprement. En dehors de ces indices, je n’avais aucune idée particulière, et pourtant Deborah restait là à me regarder avec impatience. Il est difficile d’avoir la réputation de quelqu’un qui sait sonder le cœur sombre du mystère lorsque cette notoriété repose sur les conseils d’une voix intérieure qui n’est plus là. J’avais l’impression d’être le pantin d’un ventriloque, appelé soudain pour exécuter le numéro en solo.

— Les deux têtes sont là, affirmai-je puisqu’il fallait bien que je dise quelque chose. Pourquoi n’y en a-t-il pas une chez l’autre fille, celle qui a un copain ?

— Sa famille habite dans le Massachusetts, répliqua Deborah. C’était plus facile ici.

— Et vous vous êtes intéressés à lui, j’imagine ?

— Qui ça ?

— Le copain de la fille, répondis-je d’une voix lente et prudente. Le type avec le tatouage sur le cou.

— Putain, Dexter, bien sûr qu’on s’intéresse à lui ! On s’intéresse à toute personne ayant approché ces filles à moins d’un kilomètre durant toute leur misérable existence, et toi… Écoute, je n’ai pas besoin d’aide pour tout le travail de police à la con, d’accord ? J’ai besoin de ton aide pour tous les trucs bizarroïdes et flippants que tu es censé sentir.

C’était gentil de me rappeler mon titre de roi des trucs bizarroïdes et flippants, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander combien de temps mon règne durerait sans ma couronne noire. Ma réputation étant en jeu, néanmoins, il me fallait hasarder une opinion, si possible pénétrante, et je tentai ma chance.

— O.K., dis-je. Alors, d’un point de vue bizarroïde et flippant, il est inconcevable que deux tueurs différents aient le même rituel. Alors soit c’est Halpern qui les a tuées, puis quelqu’un a trouvé les têtes et s’est dit : tiens, je vais les installer là… soit c’est le mauvais type qui est en prison.

— Non, bordel !

— Laquelle de ces hypothèses tu rejettes ?

— Les deux, putain ! s’écria-t-elle. Aucune n’est mieux que l’autre.

— Bon, ben, merde ! répondis-je, nous surprenant tous les deux.