Le Guetteur avança un peu plus près, afin d’observer l’homme, de capter éventuellement un signe de la façon dont il réagissait pour l’instant. C’était intéressant qu’il ait amené ces enfants avec lui. Ils n’avaient pas l’air particulièrement troublés à la vue des deux têtes. Peut-être étaient-ils habitués à de telles choses, à moins que…
Non. Ce n’était pas possible.
Se déplaçant avec la plus grande prudence, il s’approcha encore, s’efforçant de suivre les mouvements naturels de la foule, jusqu’à ce qu’il parvienne juste devant le ruban de sécurité, près des enfants.
Et lorsque le garçon leva la tête et que leurs regards se croisèrent, il n’y eut plus l’ombre d’un doute.
Un instant, ils se fixèrent ainsi, et le temps parut suspendre son cours dans le bruissement des ailes noires. L’enfant se tenait là simplement et le dévisageait, le reconnaissant pour ce qu’il était, ses petites ailes sombres battant avec panique et colère. Le Guetteur ne put s’en empêcher ; il s’approcha encore, afin de laisser le jeune garçon le voir, ainsi que le halo de puissance obscure qui l’auréolait. L’enfant ne manifesta aucune peur ; il se contenta de le regarder et de lui montrer son propre halo. Puis il se détourna, prit la main de sa sœur, et ils s’éloignèrent tous deux.
Il était temps de partir. Les enfants signaleraient sa présence, et il ne voulait pas révéler son visage, pas encore. Il s’empressa de regagner sa voiture et quitta les lieux, mais sans la moindre inquiétude. Absolument aucune. Au contraire, il était même plus content qu’il n’aurait dû l’être.
C’étaient les enfants, bien entendu. Pas juste le fait qu’ils parleraient de lui, conduisant l’autre un pas plus loin vers cette peur si nécessaire. Non, il aimait vraiment les enfants. C’était merveilleux de travailler avec eux : ils transmettaient des émotions d’une rare puissance et augmentaient toujours le degré d’énergie de l’événement.
Des enfants. Formidable.
Il commençait à s’amuser.
Pendant un temps, il se contenta de se faire transporter par les créatures simiennes et de les aider à tuer. Mais même cette activité devint ennuyeuse à la longue, et régulièrement IL se disait qu’il devait exister autre chose. Une sensation indéfinissable le titillait au moment de la mise à mort, l’impression que quelque chose tentait de s’éveiller, et IL voulait savoir de quoi il s’agissait.
Mais malgré le nombre incalculable d’occasions, malgré la multiplicité de ses hôtes, IL ne parvenait jamais à approcher de plus près cette sensation, à mieux saisir ce qu’elle était. Cela lui donnait d’autant plus envie d’en savoir davantage.
Une très longue période s’écoula, et IL se sentit à nouveau aigri. Les Simiens étaient beaucoup trop simples ; tout ce qu’IL pouvait faire avec eux ne suffisait plus. IL se mit à détester leur stupide et futile existence, toujours la même. IL s’en prit à eux à une ou deux reprises, cherchant à les punir pour leurs souffrances ineptes et sans imagination. IL les conduisit à tuer des familles entières, d’immenses tribus. Et tandis qu’ils mouraient tous, cette intuition merveilleuse resurgissait, hors de portée, puis retombait dans le néant.
C’était frustrant ; il devait y avoir un moyen de percer le mystère, de découvrir cette chose insaisissable et de lui accorder l’existence.
Puis, enfin, les Simiens commencèrent à changer. Ce fut très lent au début, si lent qu’IL ne se rendit pas compte de ce qui se produisait avant que le processus soit bien enclenché. Mais un beau jour, un jour merveilleux, lorsqu’IL se glissa dans un nouvel hôte, celui-ci se dressa sur ses pattes arrière et, tandis qu’IL se demandait encore ce qui se passait, la créature demanda : Qui es-tu ?
L’immense choc que lui causa cette question fut suivi par un plaisir encore plus considérable.
IL n’était plus seul.
Chapitre 18
Le trajet jusqu’au centre de détention se déroula sans encombre, mais avec Deborah au volant, cela signifiait juste que personne ne fut grièvement blessé. Elle était pressée, et c’était avant tout un flic de Miami qui avait appris à conduire auprès des flics de Miami. Elle croyait donc que la circulation était fluide par nature, et elle s’y coulait le plus aisément du monde, se glissant dans des espaces qui n’existaient pas et faisant clairement comprendre aux autres conducteurs que s’ils ne bougeaient pas ils étaient morts.
Cody et Astor étaient ravis, évidemment, bien attachés sur la banquette arrière. Ils se tenaient aussi droits que possible, tendant le cou pour regarder au-dehors. Et, chose exceptionnelle, Cody esquissa même un sourire lorsque nous ratâmes de peu un homme de cent trente kilos sur une petite moto.
— Mets la sirène ! lança Astor.
— C’est pas un putain de jeu, rétorqua Deborah d’une voix rageuse.
— Ça doit être un putain de jeu pour mettre la sirène ? demanda la fillette.
Deborah devint écarlate et donna un brusque coup de volant afin de quitter l’US-1, évitant de justesse une vieille Honda déglinguée qui roulait sur quatre pneus aplatis.
— Astor, dis-je, n’utilise pas ce mot.
— Elle le dit tout le temps, répliqua-t-elle.
— Quand tu auras son âge, tu pourras le dire si tu veux. Mais pas à neuf ans.
— C’est débile. Si c’est un gros mot, on s’en fiche de l’âge.
— Tout à fait d’accord avec toi. Mais je ne peux pas interdire à la brigadière Deborah de l’employer.
— C’est débile, répéta Astor avant de changer de sujet. Elle est vraiment brigadière ? C’est mieux que policier ?
— Ça veut dire qu’elle est le chef des policiers, répondis-je.
— Elle peut commander ceux qui portent le costume bleu ?
— Oui.
— Et elle a le droit d’avoir un pistolet aussi ?
— Oui.
Astor se pencha autant que le lui permettait sa ceinture et dévisagea Deborah avec un air qui s’apparentait au respect, expression plutôt rare sur son visage.
— Je ne savais pas que les filles pouvaient avoir un pistolet et être le chef des policiers.
— Les filles peuvent faire absolument tout ce que les garçons font, coupa Deborah sèchement. Même mieux, en général.
Astor jeta un regard à Cody, puis à moi.
— Vraiment tout ?
— Presque tout, répondis-je. Le football professionnel mis à part, peut-être.
— Tu tires sur des gens, parfois ? demanda Astor à Deborah.
— Par pitié, Dexter ! lâcha ma sœur.
— Ça lui arrive parfois, répondis-je, mais elle n’aime pas en parler.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est quelque chose de très intime et qu’elle estime sans doute que ça ne regarde personne.
— Arrêtez de parler de moi comme si j’étais une chose, bon sang ! s’écria Deborah. Je suis juste à côté de vous.
— Je sais, dit Astor. Tu peux nous raconter sur qui tu as tiré ?
En guise de réponse, Deborah fit crisser les pneus pour s’engouffrer dans un parking et s’arrêter en cahotant devant le centre.
— On y est ! lança-t-elle, bondissant hors de la voiture comme si elle fuyait un essaim de fourmis rouges.
Elle marcha à grands pas vers le bâtiment. Dès que j’eus détaché Cody et Astor, nous la suivîmes à une allure plus tranquille.
Deborah parlait encore au brigadier de service à l’accueil lorsque nous entrâmes ; j’indiquai aux enfants deux chaises cabossées dans un coin.