Deborah considéra Cody et Astor un long moment avant de lever les yeux vers moi.
— Appelle-moi tout à l’heure, dit-elle.
Chapitre 19
Je réussis à ramener les enfants au bercail avant que Rita ne disjoncte, mais il s’en fallut de peu, et cela empira lorsqu’elle découvrit qu’ils étaient allés voir des têtes calcinées. Ils n’avaient pas l’air particulièrement perturbés, néanmoins ; ils semblaient même plutôt excités par leur journée, et la décision d’Astor de devenir une réplique de ma sœur Deborah eut l’avantage d’atténuer la colère de Rita. C’est vrai, un choix de carrière précoce pouvait représenter un gain de temps considérable et éviter des ennuis plus tard.
Rita était malgré tout très remontée, et je sentais que ça allait être ma fête. En temps normal, je me serais contenté de sourire en la laissant déblatérer, mais je n’étais pas d’humeur à supporter la moindre marque de normalité. Ces deux derniers jours, je n’avais aspiré qu’à un peu de temps libre et de calme pour réfléchir au problème du Passager noir, et j’avais été ballotté dans tous les sens, par Deborah, Rita, les enfants, et même à mon travail. Mon déguisement avait pris le pas sur ce qu’il était censé masquer, et je n’aimais pas ça. Mais si j’arrivais à échapper à Rita et à sortir de la maison, j’aurais enfin un peu de temps pour moi.
Prétextant donc un travail urgent qui ne pouvait attendre le lundi, je me faufilai dehors et me rendis au bureau, savourant la relative tranquillité de la circulation en plein samedi soir.
Durant les quinze premières minutes du trajet, je ne parvins pas à me débarrasser de l’impression que j’étais suivi. C’était ridicule, je sais, mais il ne m’était jamais arrivé de me promener seul la nuit et cela me rendait très vulnérable. Sans le Passager, je n’étais qu’un tigre sans flair ni crocs. Je me sentais stupide et lent, et mon dos était parcouru de frissons. J’avais comme la chair de poule, et la certitude qu’il me fallait revenir en arrière pour flairer ma trace parce qu’une bête affamée rôdait autour. Et en fond sonore, je percevais un écho de l’étrange musique du rêve, qui agissait sur mes pieds de façon involontaire, comme s’ils devaient se rendre quelque part sans moi.
C’était une impression horrible, et si j’avais été capable d’empathie, j’aurais certainement été emporté par une vague de regret à la pensée de toutes les fois où c’était moi qui avais mis dans cet état effroyable les individus que je traquais. Mais je ne suis pas fait pour éprouver de telles angoisses, et tout ce qui me préoccupait, c’était mon propre problème : mon Passager était parti, et si l’on me suivait réellement je me retrouvais seul et sans défense.
Ce devait être mon imagination. Qui voulait épier Dexter le débonnaire, menant tant bien que mal sa petite existence artificielle avec un grand sourire, deux enfants et une hypothèque auprès d’un traiteur ? Pour m’en assurer, je jetai un coup d’œil dans le rétroviseur.
Personne, bien sûr ; personne prêt à bondir avec une hache et une poterie exhibant le nom de Dexter. Je devenais gâteux, à force.
Une voiture était en feu sur la bande d’arrêt d’urgence de Palmetto Expressway, et la plupart des véhicules avaient décidé soit de contourner l’embouteillage en trombe par la gauche sur le bas-côté, soit de protester par de longs coups de Klaxon et des injures. Je bifurquai et passai devant les entrepôts près de l’aéroport. Dans un hangar juste après la 69e Avenue, une alarme sonnait sans interruption, et trois hommes chargeaient des caisses dans un camion sans paraître le moins du monde se presser. Je souris et agitai la main ; ils ne me prêtèrent aucune attention.
Je commençais à m’habituer à cette impression : tout le monde ignorait ce pauvre Dexter, hormis, bien sûr, la personne qui avait entrepris de me filer, ou qui ne me filait pas, d’ailleurs.
La façon dont j’avais esquivé une confrontation avec Rita, si efficace fût-elle, m’avait privé de dîner, et j’avais à présent un besoin de manger aussi vital que celui de respirer.
Je fis halte devant une branche de la chaîne Pollo Tropical et commandai un demi-poulet à emporter. L’odeur de volaille rôtie remplit immédiatement la voiture, et durant les derniers kilomètres je dus faire des efforts surhumains pour suivre ma trajectoire au lieu de m’arrêter sur-le-champ pour dévorer mon repas.
Parvenu sur le parking, je n’y tins plus, et alors que j’entrais dans le bâtiment je farfouillai à la recherche de mon badge avec les doigts gras, manquant de renverser les haricots par la même occasion. Mais le temps que je m’installe devant mon ordinateur, j’étais enfin satisfait, il ne restait du poulet qu’un amas d’os et un plaisant souvenir.
Comme toujours, l’estomac plein et la conscience nette, j’eus bien plus de facilité à lancer mon puissant cerveau à plein régime afin de réfléchir à mon problème. Le Passager noir avait disparu : ce constat impliquait qu’il avait une existence indépendante de la mienne. Il était donc venu de quelque part… Il y était peut-être retourné ? Ma priorité, alors, était d’en apprendre le plus possible sur sa provenance.
Je savais pertinemment que mon Passager n’était pas le seul de son espèce. Dans l’exercice de ma longue et gratifiante carrière, j’avais rencontré plusieurs prédateurs nimbés d’un nuage noir invisible, indiquant la présence d’un auto-stoppeur identique au mien. Il semblait logique qu’ils soient tous apparus quelque part en même temps. J’en avais honte à présent, mais je ne m’étais jamais demandé d’où provenaient ces voix intérieures et pourquoi elles existaient. Maintenant, avec toute la nuit qui s’étirait devant moi dans le silence du labo médico-légal, il m’était enfin donné de réparer cette tragique erreur.
Et donc, sans une seule pensée pour ma sécurité personnelle, je me lançai sur Internet. Bien entendu, je ne trouvai rien d’utile lorsque je tapai « Passager noir ». C’était, il est vrai, mon expression à moi. J’essayai néanmoins, juste au cas où, et ne tombai que sur quelques jeux en ligne ainsi que sur des blogs que l’on aurait bien fait de signaler aux autorités compétentes.
Je tapai « compagnon intérieur », « ami invisible » et même « guide spirituel ». J’obtins de nouveau des résultats très intéressants qui me firent m’interroger sur l’état de notre planète, mais rien qui éclairât ma situation. Patience, il y avait simplement de fortes chances pour que je n’utilise pas les bons termes de recherche.
Bon, très bien, guide intérieur, conseiller intime, assistant caché. Je tentai toutes les combinaisons qui me venaient à l’esprit, inversant les adjectifs, passant en revue les synonymes, chaque fois sidéré par la façon dont la pseudo-philosophie New Age avait envahi la Toile. Mais je ne découvris rien de sinistre.
Il y avait toutefois une référence fort intéressante à Salomon, célèbre roi de la Bible, selon laquelle ce sage aurait évoqué en secret l’existence d’une sorte de souverain intérieur. Je cherchai quelques informations sur Salomon, dont je me souvenais surtout comme d’un vieillard barbu très intelligent qui proposa de couper un bébé en deux juste pour rire. J’étais passé à côté de l’essentiel.
Je découvris ainsi que Salomon avait bâti un temple dédié à un certain Moloch, apparemment un ancien dieu néfaste, et il tua son frère parce que celui-ci avait de la « méchanceté » en lui. Je saisissais bien que, d’un point de vue biblique, la méchanceté intérieure pouvait correspondre à un Passager noir. Mais s’il y avait réellement un lien, était-il logique qu’un individu abritant un « souverain intérieur » tue une personne habitée par la méchanceté ?