J’en avais la tête qui tournait. Fallait-il croire que le roi Salomon lui-même possédait son propre Passager noir ? Et contrairement à ce que l’on avait tous été amenés à penser, était-il sérieux en proposant de couper le bébé en deux ? Ou alors, puisqu’il était censément l’un des héros positifs de la Bible, fallait-il plutôt comprendre qu’il avait trouvé un Passager chez son frère et qu’il l’avait tué pour cette raison ?
Mais, plus intriguant encore, tous ces événements vieux de plusieurs milliers d’années survenus à l’autre bout de la planète importaient-ils vraiment ? À supposer que le roi Salomon ait détenu l’un des Passagers noirs originels, en quoi cela m’aidait-il à redevenir moi-même ? Qu’allais-je faire de tous ces passionnants détails historiques ? Aucun ne m’indiquait d’où venait le Passager, ni ce qu’il était ni, surtout, comment le récupérer.
J’étais perplexe. Bon, il était temps de laisser tomber, d’accepter mon sort, d’assumer le rôle d’ex-Dexter, père de famille sans histoires au passé de froid justicier.
J’essayai de penser à des choses susceptibles de m’élever vers de plus hautes sphères de la cogitation mentale, mais tout ce qui me vint fut l’extrait d’un poème dont j’avais oublié l’auteur : « Si tu peux garder toute ta tête pendant que les autres autour de toi la perdent », ou une phrase équivalente. Cela ne me semblait pas suffisant. Ariel Goldman et Jessica Ortega, elles, auraient peut-être dû suivre ce conseil. Dans tous les cas, ma recherche ne m’avait conduit nulle part.
Très bien. Quel autre nom pouvait-on donner au Passager ? Commentateur sarcastique, système d’alerte ? Je les testai tous. Certains des résultats furent extrêmement surprenants, mais n’avaient rien à voir avec ma recherche.
J’essayai guetteur, guetteur intérieur, guetteur maléfique, guetteur caché…
Une dernière tentative, sans doute liée au fait que mes pensées recommençaient à se tourner vers la nourriture : guetteur avide.
De nouveau, je tombai sur tout un tas de fadaises New Age, mais un blog attira mon attention, et je cliquai dessus. Je parcourus le premier paragraphe, et si je ne m’exclamai pas « bingo ! », je n’en fus pas loin.
« Encore une fois, je sors dans la nuit avec le Guetteur avide, lisait-on. Je rôde dans les rues sombres qui regorgent de proies, évoluant lentement au cœur de ce festin imminent et sentant la pulsation du sang qui jaillira bientôt pour nous remplir de joie… »
Ma foi, le style était peut-être un peu grandiloquent, et le passage sur le sang franchement dégoûtant, mais hormis ces détails c’était une assez bonne description de ce que je ressentais lorsque je me lançais dans l’une de mes aventures. J’avais de toute évidence trouvé une âme sœur.
Je poursuivis ma lecture. C’était très proche de ma propre expérience : l’anticipation avide du plaisir tandis que je traversais la ville au cœur de la nuit, une voix intérieure qui soufflait en moi ses conseils… Cependant, arrivé au point du récit où j’aurais bondi le couteau au poing, ce narrateur faisait référence aux « autres », puis notait trois symboles que je ne reconnaissais pas.
À moins que…
Fébrilement, je cherchai sur mon bureau la chemise contenant le dossier des deux filles décapitées. Je tirai d’un coup sec la liasse de photographies, les parcourus vivement et tombai dessus.
Inscrites à la craie sur l’allée du docteur Goldman, ces trois lettres, ressemblant à un « MLK » déformé.
Je levai les yeux vers l’écran : c’était la même chose, pas de doute.
Il était impossible que ce soit une coïncidence. Cela devait vouloir dire quelque chose d’important ; c’était peut-être même la clé de toute cette affaire. Oui, très bien ; il reste juste une petite question, qu’est-ce que cela voulait donc dire ?
Et, autre point non négligeable, en quoi cet indice me concernait-il ? J’étais venu travailler sur la question de la disparition du Passager ; j’étais venu tard le soir afin de ne pas être harcelé par ma sœur ou interrompu par d’autres tâches, et voilà qu’apparemment, si je voulais résoudre mon problème, il allait falloir que je me penche sur l’affaire de Deb. Décidément, la vie était trop injuste.
Bon, en tout cas, comme il n’a jamais servi à rien de se plaindre, mieux valait prendre ce que l’on m’offrait et voir où cela me menait. Tout d’abord, à quelle langue appartenaient les trois lettres ? J’étais à peu près certain que ce n’était ni du chinois ni du japonais, mais il aurait pu s’agir d’un autre alphabet asiatique dont j’ignorais tout. Je consultai un atlas en ligne et vérifiai chaque pays : Corée, Thaïlande, Cambodge… Aucun n’avait un alphabet équivalent. Que restait-il ? Le cyrillique ? Facile à vérifier. J’affichai une page comportant l’alphabet entier. Il me fallut le détailler un long moment ; certaines lettres paraissaient proches, mais je finis par conclure que ce n’était pas ça.
Et maintenant ? Dans quelle direction aller ? Que ferait quelqu’un de vraiment intelligent, comme je l’étais autrefois, ou comme l’avait été ce maître incontesté de la sagesse, le roi Salomon ?
Un petit bip se mit à retentir à l’arrière de mon cerveau, et je l’écoutai un moment avant de répondre. Oui, « le roi Salomon ». Le sage de la Bible avec son souverain intérieur. Quoi ? Ah, oui ? Il y a un rapport ? Vraiment ?
Cela paraissait peu plausible, mais il m’était facile de vérifier. Salomon devait parler l’hébreu, naturellement, ce qui fut simple à trouver sur Internet. Mais il n’y avait aucune ressemblance avec les lettres en question… Donc voilà, aucun rapport finalement.
Mais, une minute ! Il me semblait me souvenir que la langue originale de la Bible était non pas l’hébreu, mais… J’activai de plus belle mes cellules grises, et elles finirent par me donner la réponse. Oui, c’était un souvenir de cette infaillible source d’érudition : Les Aventuriers de l’Arche perdue. Et la langue en question était l’araméen.
Là encore, il me fut aisé de trouver un site Web disposé à enseigner au monde entier l’araméen. Et tandis que je le détaillais, je devins impatient d’apprendre, car il n’y avait pas de doute : les trois lettres en faisaient bien partie. Et elles étaient les équivalents araméens de MLK, comme elles en avaient l’air.
Je lus les explications. L’araméen, de même que l’hébreu, n’utilisait pas de voyelles. Il fallait les ajouter soi-même. Un peu délicat, parce qu’on était obligé de savoir ce qu’était le mot avant de pouvoir le déchiffrer. Ainsi, MLK pouvait être milk, milik ou malik, ou n’importe quelle autre combinaison, et aucune n’avait de sens – en tout cas pour moi, ce qui était le plus important. Mais je me mis à griffonner, essayant de trouver un sens aux lettres. Milok. Molak. Molek…
De nouveau, quelque chose tilta à l’arrière de mon cerveau, et je me concentrai. Eh oui, c’était encore le roi Salomon. Juste avant la phrase nous apprenant qu’il avait tué son frère pour cause de méchanceté, il y avait eu celle concernant le temple construit à la gloire de Moloch. Et bien sûr, Molek était une autre orthographe possible de Moloch, connu comme le dieu détestable des Ammonites.
Cette fois, je tapai « culte de Moloch », parcourus une dizaine de sites hors de propos, avant de tomber sur plusieurs pages qui concordaient toutes : le culte se caractérisait par une perte de contrôle extatique et se terminait par un sacrifice humain. Visiblement les fidèles étaient poussés dans une sorte de transe avant de s’apercevoir que le petit Jimmy avait été tué et rôti, quoique pas forcément dans cet ordre.
Je dois dire que la perte de contrôle extatique m’était parfaitement inconnue, bien que j’aie assisté à des matchs de football. Alors j’avoue que j’étais curieux : comment réussissaient-ils ce tour de force ? Je poursuivis ma lecture pour découvrir qu’une musique jouait un rôle important, une musique si irrésistible que l’on tombait presque automatiquement en transe. J’avais du mal à saisir comment cela se passait ; l’explication la plus claire que je lus, tirée d’un texte araméen, traduit et accompagné d’innombrables notes, spécifiait que « Moloch leur envoyait la musique ». Cela devait sans doute signifier qu’un groupe de prêtres défilait dans les rues en jouant du tambour et de la trompette…