La meilleure idée qui me venait était que le Passager noir ainsi que ses semblables traînaient dans les parages depuis au moins trois mille ans. Mais pourquoi le mien en aurait-il fui un autre ? Mystère, surtout que j’en avais déjà rencontré auparavant et n’avais récolté comme réaction que de légers grondements de colère. Mon hypothèse sur le nouveau papa lion me semblait aujourd’hui tirée par les cheveux, dans la quiétude du parc, près des enfants qui se lançaient leurs menaces inoffensives. Statistiquement parlant, à en juger par le taux de divorces, la moitié d’entre eux environ devaient avoir un nouveau père, et ils semblaient en parfaite santé.
Je laissai le désespoir m’envahir, sentiment qui paraissait légèrement absurde par cet après-midi radieux. Le Passager avait disparu, j’étais seul, et la seule solution que j’avais trouvée était de prendre des leçons d’araméen. Je n’avais plus qu’à espérer qu’un projectile venu du ciel me tomberait sur la tête pour mettre fin à mes souffrances. Je levai les yeux avec espoir, mais même de ce côté-là, la chance n’était pas au rendez-vous.
Je passai une autre nuit plus ou moins blanche, interrompue seulement par le retour de l’étrange musique dans mon bref sommeil, me réveillant alors que je me redressais dans le lit pour la suivre. Je ne sais d’où me venait cette envie, et encore moins où la musique voulait m’amener, mais j’avais l’air bien décidé à partir. De toute évidence, j’étais en train de craquer ; je glissais sur la pente de la folie.
Le lundi matin, c’est un Dexter hébété et abattu qui descendit en chancelant dans la cuisine, où je fus violemment assailli par la tornade Rita, qui fonça vers moi en agitant un énorme tas de papiers et de CD.
— J’aimerais savoir ce que tu en penses, me lança-t-elle.
Je songeai qu’au contraire il valait mieux qu’elle n’en sache rien. Mais avant que j’aie pu formuler la moindre objection, elle m’avait déjà poussé sur une chaise de la cuisine et commençait à jeter les documents devant moi.
— Ce sont les bouquets que Hans veut utiliser, expliqua-t-elle en me montrant une série d’images qui, de fait, étaient de nature florale. Ça, c’est pour l’autel ! C’est peut-être un peu trop, oh, je ne sais pas… déclara-t-elle d’un ton désespéré. Est-ce que les gens vont rire de toute cette profusion de blanc ?
Bien que je sois réputé pour mon sens de l’humour très développé, il ne me vint pas à l’esprit de rire, mais déjà Rita avait tourné les pages.
— Enfin, bref, poursuivit-elle. Ça, c’est le plan des tables ! Qui ira, j’espère, avec ce que Manny Borque prépare de son côté. On devrait peut-être demander à Vince de vérifier auprès de lui.
— Eh bien…
— Oh, mon Dieu ! regarde l’heure, dit-elle, et avant que j’aie pu prononcer une syllabe de plus elle avait déposé une pile de CD sur mes genoux. J’ai réduit le choix à six groupes, reprit-elle impitoyablement. Est-ce que tu peux les écouter et me dire ce que tu en penses ? Merci, Dex, conclut-elle en se penchant pour me planter une bise sur la joue avant de se diriger vers la porte, étant déjà passée au prochain point sur sa liste. Cody ? appela-t-elle. C’est l’heure, mon chéri. Allez !
Il y eut encore trois minutes d’agitation, durant lesquelles Cody et Astor passèrent la tête dans la cuisine pour me dire au revoir, puis la porte d’entrée claqua, et le calme revint enfin.
Et dans le silence, il me sembla percevoir, comme au cœur de la nuit, un écho de la musique. Je savais que j’aurais dû bondir de ma chaise et me ruer dehors, mon sabre serré entre les dents, foncer dans la lumière du jour et trouver l’ennemi, mais je ne pouvais pas.
Le site Web de Moloch m’avait fichu la frousse, et j’avais beau savoir que c’était idiot, insensé, inutile, totalement contraire à la nature de Dexter, il m’était impossible de m’en défaire. Moloch. Juste un nom ancien. Un vieux mythe, disparu depuis des milliers d’années, abattu en même temps que le temple de Salomon. Ce n’était rien. Sauf que j’en avais peur.
La seule solution semblait être d’adopter un profil bas et de prier pour que je ne me fasse pas attraper. J’étais exténué ; cela aggravait peut-être mon sentiment d’impuissance, mais j’en doutais. J’avais l’impression qu’une bête féroce me traquait, se rapprochait de plus en plus, et je sentais déjà ses crocs acérés sur ma nuque.
Mon seul espoir, c’était de réussir à faire durer la chasse un peu plus longtemps, mais tôt ou tard ses griffes s’abattraient sur moi, et alors ce serait à mon tour de bêler, de me cabrer, puis de mourir. Il n’y avait plus de forces en moi ; il n’y avait, du reste, presque plus rien en moi, si ce n’est une sorte d’humanité réflexe qui me soufflait qu’il était temps d’aller au travail.
Je pris le tas de CD de Rita puis sortis d’un pas traînant. Alors que je me tenais devant la porte, tournant la clé dans la serrure, une Avalon blanche quitta très lentement le trottoir et s’éloigna avec une paresseuse insolence ; toute ma fatigue et mon désespoir disparurent d’un coup, et je ressentis une décharge de pure terreur qui me plaqua contre la porte d’entrée tandis que les CD me glissaient des mains et dégringolaient sur le sol.
La voiture roula doucement jusqu’au stop au bout de la rue. Je la regardai, apathique. Mais lorsque ses feux arrière s’éteignirent et qu’elle redémarra pour traverser le carrefour, une partie de Dexter se réveilla, en colère.
C’était peut-être l’irrespect inouï que dénotait l’attitude effrontée de l’Avalon, ou j’avais peut-être juste besoin d’une petite dose d’adrénaline pour accompagner mon café du matin ; quoi qu’il en soit, je fus saisi d’une profonde indignation, et sans même savoir ce que je faisais, je me mis à courir jusqu’à ma voiture pour sauter au volant. J’enfonçai la clé de contact, démarrai puis me lançai à la poursuite de l’Avalon.
Je brûlai le stop et accélérai à l’intersection, juste le temps d’apercevoir la voiture tournant à droite quelques centaines de mètres plus loin. Je roulai bien plus vite que la vitesse autorisée et réussis à la voir prendre à gauche ensuite en direction de l’US-1. J’accélérai, pour la rattraper avant qu’elle disparaisse dans la circulation de l’heure de pointe.
Je n’étais qu’à une centaine de mètres derrière environ lorsque le conducteur tourna à gauche sur l’US-1, et je l’imitai sans prêter attention aux crissements de freins et au concert de Klaxon en provenance des autres automobilistes. Il n’y avait plus qu’une dizaine de véhicules entre l’Avalon et moi, et je m’employai à me rapprocher encore, me concentrant sur la route et ne tenant aucun compte des lignes qui séparaient les voies, ne prenant même pas la peine d’apprécier la créativité langagière que je suscitais chez les autres usagers. J’en avais ma claque, j’étais prêt à me battre, même si je n’étais pas en possession de tous mes moyens. J’étais en colère, une autre nouveauté pour moi. Dépouillé de ma noirceur, j’étais acculé dans une encoignure et les murs se resserraient autour de moi, mais ça suffisait. Il était temps que Dexter réagisse. Et même si je n’avais aucune idée de ce que je ferais lorsque j’aurais rattrapé l’imprudent, je continuais à foncer.
Je n’étais plus très loin lorsque le conducteur repéra ma présence ; il accéléra aussitôt, se déportant sur la voie la plus à gauche dans un espace si réduit que la voiture derrière lui pila et dérapa sur le côté. Les deux véhicules suivants allèrent s’encastrer dans son flanc, et un rugissement de Klaxon et de coups de frein assaillit mes oreilles. J’eus juste assez de place pour me faufiler sur la droite avant de continuer par la gauche dans la voie désormais libre. L’Avalon avait repris un peu d’avance, mais j’enfonçai la pédale de l’accélérateur et continuai à la suivre.