Durant un moment, l’intervalle entre nous resta le même. Puis l’Avalon fut ralentie par la circulation qui précédait l’accident, et je me rapprochai, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’à deux voitures derrière, assez près pour apercevoir une paire de grosses lunettes de soleil dans le rétroviseur. Mais alors qu’il n’y avait plus qu’une voiture entre son pare-chocs et le mien, il donna un violent coup de volant à gauche, traversa le terre-plein central puis se coula dans la circulation inverse. Je l’avais croisé avant même de pouvoir réagir. J’entendis presque un rire moqueur tandis qu’il poursuivait sa route en direction d’Homestead.
Mais je refusais de le laisser filer. Je n’allais pas forcément obtenir des réponses en le rattrapant, encore que ce fût possible. Et la justice n’avait rien à voir là-dedans. Non, c’était par pure colère, une indignation qui surgissait d’un recoin oublié de mon être, qui se déversait directement de mon cerveau reptilien. Je mourais d’envie d’extraire ce type de sa petite voiture minable et de lui donner une bonne paire de gifles. C’était une impression nouvelle, cette envie de m’attaquer à quelqu’un sous l’emprise de la colère, et cela avait un côté enivrant, au point de stopper toute réflexion logique en moi et de me faire traverser le terre-plein à mon tour.
Ma voiture émit un horrible craquement en rebondissant sur l’îlot central, puis sur la chaussée de l’autre côté, et un énorme camion de ciment manqua de justesse m’aplatir à l’arrivée, mais j’étais reparti, m’élançant à la poursuite de l’Avalon dans la circulation plus fluide en direction du sud.
Loin devant moi, j’apercevais plusieurs points blancs mouvants, dont n’importe lequel pouvait être ma cible. J’appuyai sur le champignon.
Les dieux de la route me furent propices : je réussis à foncer entre les voitures durant près d’un kilomètre avant de tomber sur mon premier feu rouge. Il y avait plusieurs véhicules dans chaque file, arrêtés sagement, sans possibilité de les contourner, à moins de répéter ma petite prouesse au-dessus du terre-plein central ; ce que je fis. J’atterris au milieu du carrefour juste à temps pour causer de graves désagréments à un Hummer jaune vif qui essayait bêtement d’utiliser la route de façon rationnelle. Il fit une folle embardée pour m’éviter, tentative presque couronnée de succès : il n’y eut qu’un léger bruit sourd lorsque je rebondis élégamment sur son pare-chocs avant, pour être propulsé à travers l’intersection dans ma trajectoire, accompagné d’une nouvelle série de Klaxon et d’injures.
L’Avalon devait avoir cinq cents mètres d’avance, si elle se trouvait toujours sur l’US-1, et je n’attendis pas que la distance se creuse encore davantage. Je continuai à foncer avec mon fidèle destrier, désormais esquinté, et en trente secondes j’arrivai en vue de deux voitures blanches : l’une d’elles était un 4x4 Chevrolet et l’autre… un monospace. Mon Avalon avait disparu.
Je ralentis quelques secondes, puis du coin de l’œil je l’aperçus, s’apprêtant à passer derrière une épicerie sur le parking d’un petit centre commercial, à droite de la route. Je mis le pied au plancher et traversai les deux autres voies en dérapant pour rejoindre le parking. Le conducteur de l’Avalon me vit arriver ; il reprit de la vitesse puis gagna la rue qui coupait perpendiculairement l’US-1, filant vers l’est aussi vite qu’il put. Je franchis le parking à toute allure et le suivis.
Il me mena à travers un quartier résidentiel durant plus d’un kilomètre, puis le long d’un parc où se déroulaient les activités d’un centre de loisirs. Je me rapprochai, juste à temps pour voir une femme tenant un bébé dans les bras et suivie de deux enfants commencer à traverser la rue devant nous.
L’Avalon accéléra et monta sur le trottoir tandis que la femme continuait à avancer lentement sur la chaussée, me fixant des yeux comme si j’étais un panneau d’affichage qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Je donnai un coup de volant afin de passer derrière elle, mais l’un des enfants courut brusquement en arrière ; j’écrasai la pédale du frein. Ma voiture dérapa, et l’espace d’un instant je crus que j’allais foncer dans ce petit cortège imbécile, planté au milieu de la route, qui me regardait d’un air vide. Mais mes pneus finirent par mordre le bitume, et je réussis à braquer, pour aller atterrir sur la pelouse d’une maison en face du parc, où je décrivis un cercle rapide. Je repartis aussitôt, dans une gerbe de touffes vertes, à la poursuite de l’Avalon, qui avait pris de l’avance.
La distance entre nous resta à peu près la même durant plusieurs centaines de mètres, jusqu’à ce que la chance me sourie. Devant moi, l’autre conducteur brûla un stop sans ralentir, mais cette fois une voiture de police déboîta derrière elle, alluma la sirène et se lança à ses trousses. Je ne savais pas si je devais être content d’avoir de la compagnie ou jaloux de la concurrence, mais dans tous les cas il m’était beaucoup plus facile de suivre les lumières clignotantes et la sirène, aussi continuai-je sur ma lancée.
Les deux véhicules effectuèrent une série de virages puis, juste au moment où je pensais m’être rapproché un peu, l’Avalon disparut subitement, et la voiture de police s’immobilisa. Quelques secondes plus tard, je vins me garer à côté et me précipitai dehors.
Devant moi, le policier traversait au pas de course une pelouse tondue ras, parcourue de marques de pneus qui menaient à l’arrière d’une maison dans un canal. L’Avalon était en train de s’enfoncer dans l’eau de l’autre côté, et tandis que je restais là à regarder, un homme s’en extirpa par la vitre pour nager les quelques mètres restants jusqu’à la rive opposée. Le flic hésita, puis sauta à l’eau et nagea jusqu’à la voiture à moitié engloutie. Au même moment, j’entendis derrière moi le bruit de gros pneus qui freinaient brutalement. Je me retournai.
Un Hummer jaune avait pilé derrière ma voiture, et un homme rougeaud aux cheveux blond roux en sortit aussitôt pour m’invectiver.
— Espèce de fils de pute ! beugla-t-il. T’as défoncé ma caisse ! Non, mais tu te prends pour qui ?
Avant que je puisse ouvrir la bouche, mon téléphone sonna.
— Excusez-moi, dis-je, et bizarrement l’homme resta planté là sans piper mot pendant que je répondais.
— Où est-ce que tu es, bordel ? me lança Deborah.
— Du côté de Cutler Ridge, devant un canal, dis-je.
— Eh bien, sèche-toi, et ramène ton cul au campus. Y a un autre cadavre.
Chapitre 21
Il me fallut quelques minutes pour me débarrasser du conducteur du Hummer jaune, et cela aurait pu s’éterniser sans l’intervention du policier qui avait sauté dans le canal. Il finit par sortir de l’eau et s’approcher de nous, tandis que j’écoutais un flot ininterrompu de menaces et d’obscénités, pas bien originales, du reste. Je m’efforçais de rester poli : cet homme en avait visiblement gros sur la patate, et je ne voulais pas qu’il encoure de graves problèmes psychologiques en réprimant ses émotions, mais, tout de même, mes services étaient requis dans le cadre d’une affaire policière urgente. Je tentai de le lui signifier, mais apparemment c’était un individu incapable d’entendre raison.
L’apparition d’un flic mécontent et complètement trempé fut donc une diversion bienvenue dans cet échange à sens unique qui commençait à être pénible.