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Ma foi, on fait ce qu’on peut pour apporter un peu de gaieté dans ce monde si terne ; si les gens refusent d’apprécier nos efforts, c’est tant pis pour eux.

— Et le fait de brûler les corps ? demanda Deborah.

Keller eut un bref sourire, expression professorale qui devait signifier « merci de poser la question ».

— C’est justement la clé du rituel, répondit-il. Il y avait une immense statue de Moloch surmontée d’une tête de taureau, qui était en réalité un fourneau.

Je pensai à Halpern et à son « rêve ». Connaissait-il l’existence de Moloch auparavant, ou ce dernier était-il venu à lui de la même façon que la musique venait à moi ? Deborah avait-elle raison depuis le début : s’était-il rendu auprès de la statue pour tuer les filles, aussi improbable que cela parût ?

— Un fourneau, répéta Deborah. Et ils jetaient les corps dedans ? dit-elle d’un air sceptique.

— Oh, c’est encore mieux que ça, renchérit Keller. Ils permettaient ainsi au miracle du rituel de s’accomplir. C’était très sophistiqué, en fait, mais il s’agissait d’une des raisons pour lesquelles Moloch jouissait d’une telle popularité. La statue avait des bras qui se tendaient vers l’assemblée, et lorsqu’on plaçait un sacrifice dedans, Moloch semblait s’animer pour manger ce qu’on lui offrait. Les bras élevaient lentement la victime et la jetaient dans la bouche.

— Dans le fourneau, ajoutai-je, ne voulant pas être exclu. Pendant que la musique retentissait.

Deborah m’adressa un drôle de regard, et je m’aperçus que personne n’avait encore mentionné de musique, mais Keller ne releva pas et acquiesça.

— Oui, tout à fait. Des trompettes et des tambours, des chants, une musique très hypnotique qui atteignait son point culminant au moment où le dieu élevait le corps jusqu’à sa bouche et l’y jetait. Alors, celui-ci tombait au fond du fourneau. Vivant. Ça ne devait pas être très drôle pour la victime.

Je voulais bien le croire ; j’entendais le rythme des tambours au loin, et ce n’était pas drôle pour moi non plus.

— Est-ce qu’il y a encore des gens qui vénèrent ce dieu aujourd’hui ? demanda Deborah.

Keller secoua la tête.

— Non, plus depuis deux mille ans, autant que je sache.

— Bon, alors, merde ! Qui est l’auteur de ces crimes ?

— Tout ce que je vous explique là est loin d’être un secret. Ce sont des événements historiques assez bien documentés. N’importe qui, après quelques recherches, pourrait en savoir suffisamment pour reproduire le rituel.

— Mais dans quel but ?

Keller sourit poliment.

— Là, je ne peux pas vous répondre.

— Alors à quoi me sert tout ça ? s’écria-t-elle sur un ton suggérant que c’était à Keller de lui apporter une réponse.

Il lui adressa son sourire bienveillant de professeur.

— Il est toujours utile d’apprendre des choses, affirma-t-il.

— Maintenant, on sait par exemple, dis-je, qu’il doit exister quelque part une énorme statue de taureau avec un four à l’intérieur.

Deborah tourna brusquement la tête vers moi.

Je me penchai vers elle et murmurai :

— Halpern.

Elle cligna des yeux, et je compris qu’elle n’y avait pas encore pensé.

— D’après toi, ce n’était pas un rêve ?

— Je ne sais pas, répondis-je. Mais si quelqu’un cherche à imiter ce culte, pourquoi ne le ferait-il pas avec tout l’équipement nécessaire ?

— Bon sang ! s’exclama Deborah. Où est-ce qu’on pourrait cacher un tel truc ?

Keller toussota avec délicatesse.

— J’ai bien peur qu’il y ait une autre difficulté, dit-il.

— Quoi ? demanda Deborah.

— Eh bien, il faudrait dissimuler l’odeur aussi. Celle des corps humains qu’on brûle. C’est une odeur persistante qu’on n’oublie pas facilement.

— Alors on cherche une statue géante, puante, avec un fourneau à l’intérieur, lançai-je gaiement. Ça ne devrait pas être trop dur à trouver !

Deborah m’adressa un regard noir, et une fois de plus je ne pus m’empêcher d’être déçu par son attitude si austère face à la vie, surtout que j’allais sans doute devoir me joindre à elle en tant que résident permanent du royaume du Désespoir, si le Passager noir refusait d’être sage et de sortir de sa cachette.

— Professeur Keller, reprit-elle, y aurait-il autre chose concernant toute cette histoire de taureau qui pourrait nous aider ?

— Ce n’est pas vraiment mon domaine, malheureusement. Je connais juste le contexte dans la mesure où il influe sur l’histoire de l’art. Il faudrait que vous vous adressiez à un spécialiste de philosophie ou de religion comparée.

— Comme le professeur Halpern, murmurai-je, et Deborah hocha la tête, toujours furieuse.

Elle fit un mouvement pour s’en aller mais, par chance, se rappela juste à temps ses bonnes manières. Elle se retourna vers Keller et lui dit :

— Vous nous avez beaucoup aidés, monsieur. N’hésitez pas à me contacter si vous pensez à autre chose.

— Certainement, répondit-il.

Sur ce, Deborah m’attrapa par le bras et m’entraîna.

— On retourne au bureau de l’administration ? demandai-je tandis qu’elle me broyait le bras.

— Ouais. Mais s’il y a une Tammy parmi les étudiants de Halpern, je ne sais pas ce que je vais faire.

Je retirai mon bras à moitié paralysé.

— Et s’il n’y en a pas ?

— Allez, viens, dit-elle.

Mais comme je passais devant le corps, quelque chose s’agrippa à la jambe de mon pantalon. Je baissai les yeux.

— Hem, fit Vince. Dexter…

Il se racla la gorge, et je lui adressai un regard interrogateur. Il rougit et lâcha mon pantalon.

— Il faut que je te parle, reprit-il.

— Bien sûr, mais ça peut attendre cinq minutes ?

— Non, c’est important.

— Bon, vas-y alors.

Je m’approchai de lui ; il était toujours accroupi près du corps.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il détourna le regard, et aussi incroyable que cela paraisse de la part de quelqu’un qui ne manifestait jamais d’émotions véritables, il rougit encore plus.

— J’ai parlé à Manny, annonça-t-il.

— Fantastique. Et tu es encore entier ! répliquai-je.

— Il, euh… veut faire quelques petits changements. Euh, dans le menu. Ton menu, pour le mariage.

— Ah ! Est-ce que par hasard ce seraient des changements coûteux ?

— Oui. Il dit qu’il a eu une inspiration. Quelque chose de totalement nouveau et différent.

— Je trouve ça formidable. Mais je n’ai pas les moyens de m’offrir une inspiration. Il va falloir lui dire non.

— Tu ne comprends pas. Il fait ça parce qu’il t’aime bien. Il dit que le contrat lui permet de faire ce qu’il veut.

— Et il souhaite augmenter le prix légèrement ?

Vince était rouge écarlate. Il marmonna quelques syllabes et essaya de détourner encore davantage le regard.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?

— Le double environ, répondit-il d’une voix très basse mais audible.

— Le double.

— Oui.

— Ça fait 500 dollars l’assiette.

— Je suis sûr que ce sera très bien.

— À ce prix-là, il faudrait que ce soit plus que bien. Il faudrait qu’on nous gare les voitures, qu’on passe la serpillière, qu’on donne à chaque invité un petit massage…

— C’est un truc d’avant-garde, Dexter. Ton mariage paraîtra sans doute dans un magazine.

— Oui, et ce sera Comment surmonter la faillite. Il faut lui parler, Vince.