— Je ne peux pas, répondit-il.
Les êtres humains sont de sacrés imbéciles. Même ceux qui, comme Vince, simulent la plupart du temps. Cet expert stoïque, qui avait le nez sur un cadavre atrocement assassiné, aussi impassible que s’il s’était agi d’une souche d’arbre, était paralysé de terreur à la pensée de devoir affronter un nabot qui gagnait sa vie en sculptant du chocolat.
— D’accord, dis-je. Je lui parlerai moi-même.
Il leva enfin les yeux vers moi.
— Sois prudent, Dexter, me conseilla-t-il.
Chapitre 22
Je rattrapai Deborah alors qu’elle exécutait un demi-tour, et heureusement elle s’arrêta assez longtemps pour que je puisse monter à bord. Elle n’eut rien à me dire durant le court trajet, et j’étais trop préoccupé par mes propres problèmes pour m’en soucier.
Une rapide consultation des registres auprès de ma nouvelle amie de l’administration n’indiqua aucune Tammy parmi les étudiants de Halpern. Mais Deborah, qui faisait les cent pas à côté, s’y attendait.
— Vérifie le dernier semestre, m’ordonna-t-elle.
Cette nouvelle recherche ne donna rien non plus.
— O.K., dit-elle. Essaie Wilkins, alors.
C’était une excellente idée, et j’obtins aussitôt un résultat : une étudiante en master de sciences, Tammy Connor. Elle suivait le séminaire de Wilkins en éthique situationnelle.
— Très bien, dit Deborah. Note son adresse.
Tammy Connor vivait dans une résidence universitaire toute proche ; Deborah ne mit pas longtemps à nous y conduire et se gara devant, sur un espace interdit. J’avais à peine ouvert ma portière qu’elle fonçait déjà vers la porte du bâtiment. Je la suivis aussi vite que je pus.
La chambre était au troisième étage. Deborah choisit de grimper l’escalier quatre à quatre, plutôt que de prendre la peine d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur, et comme j’étais trop essoufflé pour me plaindre, je me tus. J’arrivai en haut juste au moment où la porte de la chambre s’ouvrait, laissant apparaître une fille brune trapue avec des lunettes.
— Oui ? dit-elle en fronçant les sourcils.
Deb montra son badge et demanda :
— Tammy Connor ?
La fille réprima un petit cri et porta la main à son cou.
— Oh, mon Dieu, j’en étais sûre ! s’exclama-t-elle.
— Vous êtes Tammy Connor, mademoiselle ?
— Non, bien sûr que non, répondit-elle. Camilla, sa colocataire.
— Vous savez où est Tammy, Camilla ?
La fille aspira sa lèvre inférieure et la mâchonna tout en secouant énergiquement la tête.
— Non.
— Elle est partie depuis combien de temps ?
— Deux jours.
— Deux jours ? répéta Deborah en haussant les sourcils. Et ça lui arrive souvent ?
Camilla semblait sur le point de s’arracher la lèvre, à force de tirer dessus, mais elle s’interrompit pour bredouiller :
— J’ai promis de ne rien dire.
Deborah la dévisagea un long moment avant de lui répondre :
— Il va pourtant falloir que vous nous disiez quelque chose, Camilla. Nous pensons que Tammy s’est fourrée dans un sale pétrin.
Cela me semblait une sacrée litote pour expliquer qu’elle était peut-être morte, mais je gardai le silence, vu l’effet indéniable que ces mots avaient sur Camilla.
— Oh ! fit-elle en commençant à se balancer sur elle-même. Oh, je savais que ça allait arriver.
— Mais que pensez-vous qu’il est arrivé exactement ? lui demandai-je.
— Ils se sont fait prendre, répondit-elle. Je l’avais avertie.
— Je n’en doute pas, dis-je. Mais pourquoi ne pas nous en faire part, à nous aussi ?
Elle gigota encore plus durant quelques secondes.
— Oh ! fit-elle de nouveau, elle a une liaison avec un professeur. Oh, mon Dieu, elle va me tuer !
Personnellement, je ne pensais pas que Tammy puisse tuer qui que ce soit, mais juste pour m’en assurer, je demandai :
— Est-ce que Tammy portait des bijoux ?
Elle me regarda comme si j’étais fou.
— Des bijoux ? répéta-t-elle, l’air de prononcer un mot dans une langue étrangère – l’araméen, peut-être.
— Oui, tout à fait, dis-je pour l’encourager. Des bagues, des bracelets, ce genre de choses…
— Comme celui qu’elle a à la cheville ? répondit Camilla, de façon très obligeante, me sembla-t-il.
— Oui, exactement. Est-ce qu’il y avait une inscription dessus ?
— Ouais, son nom. Oh, mon Dieu, elle va être folle de rage contre moi.
— Savez-vous de quel professeur il s’agissait, Camilla ? l’interrogea Deborah.
La fille recommença à secouer la tête.
— Je ne peux vraiment pas vous dire.
— C’était le professeur Wilkins ? demandai-je, et bien que Deborah me foudroyât du regard, la réaction de Camilla, elle, fut très gratifiante.
— Oh, mon Dieu ! Je n’ai rien dit, je le jure.
Un appel depuis le mobile nous fournit l’adresse du professeur Wilkins, à Coconut Grove. C’était dans une zone huppée appelée ‘‘The Moorings’’, ce qui signifiait soit que mon ancienne fac payait les enseignants beaucoup plus que par le passé, soit que le professeur Wilkins avait des ressources personnelles. Tandis que nous débouchions dans sa rue, la pluie de l’après-midi commença à tomber, s’abattant sur la route en grands pans obliques, s’arrêta presque complètement, puis reprit à nouveau.
Nous trouvâmes la maison sans problème. Le numéro était indiqué sur le mur jaune de plus de deux mètres qui entourait la propriété. Une grille en fer forgé barrait l’allée. Deborah se gara devant, puis nous descendîmes et jetâmes un coup d’œil par la grille. C’était une maison somme toute modeste – moins de trois cent cinquante mètres carrés – et située à plus de soixante-dix mètres de l’eau, donc Wilkins n’était peut-être pas si riche, en fin de compte.
Alors que nous nous tenions là, essayant d’indiquer d’une façon ou d’une autre notre arrivée, la porte d’entrée s’ouvrit pour laisser sortir un homme vêtu d’un imperméable jaune vif. Il se dirigea vers la voiture stationnée dans l’allée, une Lexus bleue…
Deborah haussa la voix et appela :
— Professeur ? Professeur Wilkins ?
L’homme leva les yeux vers nous sous sa capuche.
— Oui ?
— Est-ce qu’on pourrait vous parler un moment, s’il vous plaît ?
Il s’avança vers nous d’un pas lent, la tête légèrement penchée.
— Ça dépend. Qui est ce « on »?
Deborah farfouilla dans sa poche à la recherche de son badge, et le professeur Wilkins s’arrêta prudemment.
— « On », c’est la police, assurai-je.
— Ah oui ? dit-il, et il se tourna vers moi avec un léger sourire qui se figea lorsqu’il me vit, puis se mua en une imitation de sourire très peu convaincante.
Étant moi-même un expert en matière d’émotions et d’expressions factices, je n’avais aucun doute : la vue de ma petite personne l’avait déconcerté. Mais pourquoi ? S’il était coupable, la présence de la police devant chez lui devait être pire que celle de Dexter. Toutefois, il se tourna, vers Deborah et lui lança d’un ton désinvolte :
— Ah oui, nous nous sommes déjà rencontrés à l’université.
— Tout à fait, répondit Deborah en extirpant enfin son insigne de sa poche.
— Excusez-moi, mais ce sera long ? Je suis assez pressé.
— Nous avons juste une question ou deux à vous poser. Ça prendra une minute.
— Bon, dit-il, son regard allant du badge à mon visage puis se détournant aussitôt. D’accord.