Il ouvrit le portail et s’effaça pour nous laisser passer.
Même si nous étions déjà trempés, il semblait judicieux de nous abriter de la pluie ; nous suivîmes donc Wilkins le long de l’allée jusque chez lui.
L’intérieur était décoré dans un style que je décrirais comme « classique décontracté typique des bohèmes fortunés de Coconut Grove ». Je n’en avais pas vu d’exemple depuis mon adolescence, lorsque le style Deux flics à Miami s’était imposé dans le quartier. Le sol était recouvert d’un carrelage brun rouge qui brillait tellement qu’on aurait pu se raser dans son reflet, et il y avait un coin salon composé d’un canapé en cuir et de deux fauteuils assortis, près d’une fenêtre panoramique. Juste à côté se trouvaient un bar avec un compartiment vitré à température contrôlée ainsi qu’une peinture abstraite de nu sur le mur.
Wilkins nous fit contourner deux plantes vertes pour nous conduire vers le canapé, mais une fois parvenu devant il hésita.
— Ah ! fit-il, en ôtant la capuche de son imperméable. On est un peu mouillés pour les sièges en cuir. Puis-je vous proposer un tabouret de bar ?
Je me tournai vers Deborah, qui haussa les épaules.
— On peut rester debout, répondit-elle. On en a pour une minute.
— D’accord, dit Wilkins. Qu’y a-t-il de si important pour qu’ils envoient quelqu’un comme vous par ce temps ?
Deborah rougit légèrement ; je ne sus si c’était d’irritation ou d’autre chose.
— Depuis combien de temps couchez-vous avec Tammy Connor ? lâcha-t-elle.
Wilkins abandonna son air gai, et l’espace d’un instant une expression glacée et désagréable passa sur son visage.
— Où avez-vous entendu ça ?
Je voyais que Deborah essayait de le déstabiliser, et puisque c’est également l’une de mes spécialités, je renchéris :
— Vous serez obligé de vendre votre maison si vous n’obtenez pas cette chaire ?
Ses yeux se portèrent brusquement sur moi, et le regard qu’il m’adressa n’avait rien d’aimable.
— J’aurais dû m’en douter, dit-il au bout d’un moment. C’était ça, la confession de Halpern en prison ? C’est Wilkins le coupable ?
— Alors vous n’aviez pas de liaison avec Tammy Connor ? l’interrogea Deborah.
Wilkins la regarda de nouveau et, après un effort visible, retrouva son sourire détendu.
— Excusez-moi. Je n’arrive pas à me mettre en tête que c’est vous la dure à cuire. Ce doit être une technique très efficace, non ?
— Pas jusqu’à présent, répliquai-je. Vous n’avez encore répondu à aucune de nos questions.
— D’accord. Et est-ce que Halpern vous a dit qu’il s’était introduit dans mon bureau ? Je l’ai trouvé en train de se cacher sous la table. Dieu seul sait ce qu’il faisait là-dessous.
— Pourquoi s’était-il rendu dans votre bureau, d’après vous ? demanda Deborah.
— Il a prétendu que j’avais saboté son article.
— Et c’est vrai ?
Il tourna son regard vers Deborah, puis vers moi durant quelques secondes désagréables, puis de nouveau vers elle.
— Brigadier, commença-t-il, j’essaie de coopérer, mais vous m’avez accusé de tant de choses différentes que je ne sais même pas à quoi je suis censé répondre.
— C’est pour ça que vous n’avez donné aucune réponse ? demandai-je.
Wilkins ne releva pas.
— Si vous pouvez m’expliquer ce que l’article de Halpern et Tammy Connor ont à voir ensemble, je serais ravi de vous renseigner. Sinon, il va falloir que j’y aille.
Deborah me lança un regard, en quête d’un conseil, ou simplement fatiguée de fixer Wilkins, je l’ignorais ; je lui adressai un superbe haussement d’épaules, et elle considéra de nouveau le professeur.
— Tammy Connor est morte, annonça-t-elle.
— Ça, par exemple ! s’exclama-t-il. Comment est-ce arrivé ?
— De la même façon que pour Ariel Goldman, répondit Deborah.
— Et vous les connaissiez toutes les deux, ajoutai-je.
— J’imagine que des dizaines de personnes les connaissaient toutes les deux, y compris Jerry Halpern, fit-il observer.
— Est-ce le professeur Halpern qui a tué Tammy Connor, monsieur Wilkins ? lui demanda Deborah. Depuis le centre de détention ?
— Je disais seulement qu’il les connaissait toutes les deux.
— Et lui aussi avait une liaison avec elle ? demandai-je.
Wilkins eut un petit sourire narquois.
— Ça m’étonnerait. Pas avec Tammy, en tout cas.
— Qu’est-ce que vous insinuez, professeur ? questionna Deborah.
Il fit la moue.
— Oh, ce sont juste des rumeurs. Les étudiants parlent, vous savez. Certains disent que Halpern est gay.
— Cela fait moins de concurrence pour vous, dis-je. Comme avec Tammy Connor.
Wilkins me regarda d’un air mauvais, et je suis sûr que si j’avais été un de ses élèves j’aurais été très intimidé.
— Il faut que vous décidiez une fois pour toutes si je tue mes étudiantes ou si je les baise.
— Pourquoi pas les deux ?
— Vous êtes allé à la fac ? me demanda-t-il.
— Oui, pourquoi ?
— Eh bien, vous devriez savoir que certaines filles courent toujours après leurs professeurs. Tammy avait plus de dix-huit ans, et je ne suis pas marié.
— N’est-ce pas un peu immoral de coucher avec l’une de ses étudiantes ? demandai-je.
— Ancienne étudiante, rétorqua-t-il sèchement. J’ai commencé à la voir à la fin du cours du semestre dernier. Il n’y a aucune loi qui interdise de fréquenter une ancienne étudiante. Surtout si elle se jette sur vous.
— Félicitations ! lançai-je.
— Avez-vous saboté l’article de Halpern ? interrogea Deborah.
Wilkins se tourna vers elle et lui sourit. C’était merveilleux de voir quelqu’un de presque aussi doué que moi pour passer d’une émotion à une autre sans transition.
— Brigadier, vous ne voyez pas une constante, ici ? Ecoutez, Jerry est un type brillant, mais… il n’est pas tout à fait stable. Et avec la pression qu’il subit actuellement, il s’est mis en tête que j’étais une conspiration contre lui à moi tout seul. Je ne pense pas être aussi fort, ajouta-t-il en souriant. En tout cas, pas pour les conspirations.
— Alors, vous pensez que Halpern a tué Tammy Connor et les autres ? demanda Deborah.
— Je n’ai pas dit ça, répliqua-t-il. Mais c’est lui le cinglé, pas moi. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, il faut vraiment que j’y aille.
Deborah lui tendit une carte de visite.
— Merci de nous avoir consacré un peu de temps, professeur. Si vous pensez à quoi que ce soit qui pourrait nous être utile, n’hésitez pas à m’appeler.
— Je n’y manquerai pas, répondit-il en lui adressant un sourire enjôleur et en posant la main sur son épaule. Je suis désolé de vous renvoyer sous la pluie, mais…
Deborah se retira très énergiquement de sous son bras, me sembla-t-il, pour se diriger vers la porte. Je lui emboîtai le pas. Wilkins nous accompagna jusqu’au portail, puis il s’installa au volant de la Lexus, recula dans l’allée et s’éloigna. Deb resta immobile sous la pluie à l’observer jusqu’au bout, technique conçue très certainement pour l’impressionner au point de l’amener à sauter hors de sa voiture et de tout confesser, mais vu le temps cela me semblait un zèle excessif. Je grimpai dans la voiture et l’attendis au sec.
Lorsque la Lexus bleue eut disparu, Deborah me rejoignit enfin.
— Putain, ce type me donne la chair de poule, lâcha-t-elle.
— Tu penses que c’est lui le tueur ? demandai-je.