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C’était un sentiment étrange pour moi de ne rien savoir, et de me demander si quelqu’un d’autre avait réussi à déceler le masque du prédateur.

Elle secoua la tête avec irritation. Des gouttes d’eau volèrent de ses cheveux et atterrirent sur moi.

— Je suis sûre que ce mec est une ordure, dit-elle. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Tu dois avoir raison, répondis-je.

— Il n’a pas eu de mal à admettre qu’il avait une liaison avec Tammy Connor. Pourquoi mentir en disant qu’il l’avait en cours au semestre dernier ?

— Par réflexe ? Parce qu’il postule à cette chaire ?

Elle tambourina des doigts sur le volant, puis se pencha en avant d’un air décidé et démarra.

— Je le fais filer, lança-t-elle.

Chapitre 23

Lorsque j’arrivai enfin au travail, la copie d’un procès-verbal posée sur mon bureau me fit comprendre que l’on attendait que je sois productif aujourd’hui, malgré les événements. Tant de choses s’étaient passées au cours des dernières heures qu’il était difficile de croire que la plus grosse partie de la journée était encore devant moi, prête à me dévorer ; j’allai donc me chercher une tasse de café avant de me soumettre à la servitude. J’espérais plus ou moins que quelqu’un aurait apporté des doughnuts ou des cookies, mais c’était une idée folle, bien sûr. Il restait juste l’équivalent d’une tasse et demie de café brûlé, très noir. Je m’en versai un gobelet, laissant le reste pour quelqu’un d’absolument désespéré, puis retournai à mon bureau en traînant les pieds.

Je pris le rapport et commençai à le lire. Apparemment, quelqu’un avait conduit le véhicule d’un certain Darius Starzak au fond d’un canal avant de s’enfuir. M. Starzak lui-même était jusqu’à présent indisponible pour un interrogatoire. Je restai là un moment à cligner des yeux et à siroter l’infâme café avant de me rendre compte qu’il s’agissait de ma propre mésaventure du matin, et il me fallut encore plusieurs minutes pour décider que faire.

Le nom du propriétaire de la voiture n’allait pas m’avancer à grand-chose, étant donné qu’il y avait de fortes chances pour que la voiture ait été volée. Mais partir de ce principe et ne rien tenter était pire que d’explorer cette maigre piste et faire chou blanc, et je me mis au travail sur mon ordinateur.

D’abord, les recherches élémentaires : l’immatriculation de la voiture, qui indiqua une adresse du côté d’Old Cutler Road dans un quartier plutôt chic. Ensuite, le casier judiciaire : contraventions, impayés, versements de pension alimentaire… Il n’y avait rien. Darius Starzak était de toute évidence un citoyen modèle qui n’avait eu aucun contact avec les représentants de la loi.

Bon, très bien. Vérifions le nom à présent, Darius Starzak. Darius n’était pas un prénom commun, du moins pas aux États-Unis. Je vérifiai les registres de l’immigration, et contre toute attente j’obtins immédiatement un résultat.

Tout d’abord, c’était le docteur Starzak, pour être très précis. Il détenait un doctorat en philosophie des religions de l’université de Heidelberg et avait occupé jusqu’à une date récente une chaire à l’université de Cracovie. Des recherches un peu plus poussées révélèrent qu’il avait été renvoyé en raison d’un vague scandale. Le polonais n’est pas une des langues que je maîtrise le mieux, bien que j’arrive à prononcer kielbasa dans un delicatessen. Mais à moins que la traduction ne fût très mauvaise, je crus comprendre que Starzak avait été viré du fait de son appartenance à une société illégale.

Le dossier n’expliquait pas pourquoi un intellectuel européen ayant perdu son travail pour d’obscures raisons aurait décidé de me suivre avant de jeter sa voiture dans un canal. Cela me semblait une grave omission. J’imprimai néanmoins la photo de Starzak contenue dans le dossier d’immigration. Je scrutai l’image, essayant d’imaginer le visage à moitié caché par les grosses lunettes de soleil que j’avais aperçu dans le rétroviseur. Cela aurait pu être lui, mais cela aurait pu aussi bien être Elvis. Et à ma connaissance, Elvis avait autant de raisons de me filer que Starzak.

Je creusai un peu plus. Il n’est pas facile pour un expert médico-légal d’accéder aux données d’Interpol sans raison officielle, aussi charmeur soit-il. Mais après avoir tenté plusieurs combines, je réussis à m’introduire dans les archives centrales, et là les choses devinrent beaucoup plus intéressantes.

Le professeur Darius Starzak apparaissait sur une liste spéciale de surveillance pour quatre pays, au nombre desquels ne figuraient pas les États-Unis, ce qui expliquait sa présence sur le sol américain. Il n’existait aucune preuve contre lui, mais on le soupçonnait d’en savoir plus qu’il ne voulait l’admettre sur le trafic des orphelins de guerre bosniaques. Le dossier mentionnait en passant que, bien entendu, ces enfants avaient disparu, ce qui, dans le langage des rapports de police officiels, signifiait qu’on le suspectait de les avoir tués.

J’aurais dû être parcouru d’un grand frisson de plaisir en lisant cela, un éclair de la joie cruelle à venir, mais non, rien, pas la plus petite étincelle. À la place je sentis revenir faiblement la colère presque humaine que j’avais éprouvée le matin lorsque je suivais l’Avalon. On était loin de l’élan de certitude sombre et féroce du Passager auquel j’avais été habitué, mais c’était déjà ça.

Starzak avait fait des horreurs à des enfants, et il avait essayé – ou du moins celui qui utilisait sa voiture – de me faire la même chose. Très bien. Jusqu’à présent, j’avais été malmené dans tous les sens comme une balle de ping-pong, et j’avais encaissé sans broncher, dans un état de soumission pitoyable à cause de la désertion du Passager noir. Mais je tombais là sur quelque chose que je comprenais enfin et, encore mieux, que je pouvais stopper.

Le dossier d’Interpol m’apprenait que Starzak était une crapule, exactement le genre d’individu que je recherche dans le cadre de mon hobby. Quelqu’un m’avait suivi, puis était allé jusqu’à foncer dans un canal avec sa voiture pour pouvoir s’enfuir. Il était possible que Starzak se soit fait voler son Avalon et qu’il fût innocent, mais j’en doutais, et le rapport d’Interpol indiquait le contraire. Juste pour m’en assurer, toutefois, je vérifiai les rapports de police concernant des véhicules volés. Je n’y vis figurer ni Starzak ni sa voiture.

Très bien. Sa culpabilité se trouvait ainsi confirmée. Et je savais quelles mesures prendre. Sous prétexte que j’étais seul, n’étais-je pas capable de les appliquer ?

La flamme de la certitude brûlait sous la colère à présent, la transformant en une rage bien nette. Ce n’était pas la même chose que l’assurance infaillible que j’avais toujours reçue de la part du Passager, mais c’était plus qu’une simple intuition. J’étais sûr de moi. Je n’avais pas le genre de preuve solide que je détenais d’habitude, mais qu’importait ! Starzak avait poussé la situation jusqu’à un point où je n’avais plus aucun doute, et il s’était imposé au sommet de ma liste. J’allais m’employer à le transformer en un mauvais souvenir et en une goutte de sang séché destinée à ma boîte en bois de rose.

Et puisque pour la première fois de ma vie j’étais sujet aux émotions, je m’autorisai une petite lueur d’espoir. N’était-il pas concevable que le fait de m’occuper de Starzak et d’accomplir toutes ces choses que je n’avais jamais faites seul m’amène à récupérer le Passager noir ? J’ignorais comment tout cela fonctionnait, mais il y aurait eu une certaine logique. Le Passager avait toujours été là pour m’encourager ; n’était-il pas possible qu’il réapparaisse si je créais le climat propice ? Et Starzak ne se trouvait-il pas juste sous mon nez, me suppliant, pour ainsi dire, de m’occuper de son cas ?