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Beaucoup plus facile pour moi comme ça. Je hissai son corps inerte sur la table et l’y arrimai solidement avec du ruban adhésif tandis qu’il se laissait faire, bouche ouverte. Un filet de bave s’écoulait du coin de ses lèvres et sa respiration était très irrégulière, alors même que j’avais desserré le lien. Je le considérai, ligoté ainsi, avec cette horrible trogne, et je pensai pour la première fois que telle était notre nature à tous. Voilà ce que nous étions : un sac de viande qui respire et, à la fin, plus que de la chair putride.

Starzak se mit à tousser, et du flegme dégoulina de sa bouche. Il se raidit contre le ruban adhésif, s’aperçut qu’il ne pouvait pas bouger et ouvrit les yeux en battant des paupières. Il prononça quelques mots incompréhensibles, composés d’innombrables consonnes, puis regarda en arrière et me vit. Bien sûr, il ne pouvait pas distinguer mon visage à travers le masque, mais j’eus l’impression perturbante qu’il me reconnaissait malgré tout. Il remua les lèvres plusieurs fois mais ne dit rien, jusqu’à ce qu’il dirige son regard de nouveau vers le bas et prononce d’une voix sèche et rauque avec un accent d’Europe centrale, étonnamment dénuée d’émotion :

— Vous êtes en train de commettre une énorme erreur.

Je cherchai une réponse cinglante mais n’en trouvai aucune.

— Vous verrez, reprit-il de sa terrible voix plate et éraillée. Il vous aura de toute façon, même sans moi. Il est trop tard pour vous.

Et voilà. C’était bien l’aveu qu’il m’avait suivi avec de sinistres intentions. La seule réponse qui me vint, cependant, fut :

— Mais qui ?

Il oublia qu’il était attaché et essaya de secouer la tête. Il n’y parvint pas, mais cela ne parut pas vraiment le déranger.

— Ils vous trouveront, poursuivit-il. Très vite.

Il remua légèrement, comme s’il cherchait à agiter la main, avant d’ajouter :

— Allez-y. Tuez-moi. Ils vous trouveront.

Je l’observai, passivement entravé, prêt à subir mes attentions spéciales, et j’aurais dû être rempli d’une joie glacée à cette perspective, mais je ne l’étais pas. Je n’étais rempli que du même sentiment de futilité désespérée qui m’avait assailli alors que je me tenais dans la haie.

Je sortis de ma torpeur et scotchai la bouche de Starzak. Il tressaillit un peu, mais continua à regarder droit devant lui sans manifester la moindre émotion.

Je levai le couteau et considérai ma proie immobile et indifférente. J’entendais toujours son horrible souffle mouillé qui entrait et sortait par ses narines en chuintant, et j’avais envie de l’arrêter, stopper cette vie, bousiller ce truc nocif, le découper en morceaux puis les fourrer dans des sacs poubelle bien propres, des tas de compost inoffensifs qui ne mangeraient et n’excréteraient plus, qui n’erreraient plus dans le labyrinthe de la vie humaine…

… Mais je ne pouvais pas.

Je demandai en silence que les ailes sombres familières se déploient et éclairent ma lame de la lueur cruelle des desseins funestes, mais rien ne vint. Rien ne bougea en moi à la perspective de cet acte si nécessaire que j’avais accompli auparavant avec tant de joie. Il n’y avait plus en moi que vacuité.

J’abaissai le couteau, me détournai puis sortis dans la nuit.

Chapitre 24

Je réussis tant bien que mal à m’extraire du lit et à me traîner jusqu’au bureau le lendemain, en dépit du sentiment de désespoir qui me rongeait. J’évoluais dans un brouillard, et je trouvais parfaitement vain d’exécuter les gestes vides du quotidien : le petit déjeuner, la longue route jusqu’au travail ; aucune raison de les effectuer en dehors de l’habitude tyrannique. Mais je m’y pliai, confiant à la mémoire de mes muscles le soin de me guider, jusqu’à ce que je me retrouve assis dans mon fauteuil, face à l’ordinateur ; je l’allumai, puis laissai le train-train fastidieux de la journée m’emporter.

J’avais échoué avec Starzak. Je n’étais plus moi-même, et j’ignorais ce que j’étais désormais.

Rita m’attendait à la porte lorsque je rentrai le soir, une expression anxieuse et contrariée sur le visage.

— Il faut qu’on se décide pour l’orchestre, m’annonça-t-elle. Il risque de ne plus être disponible.

— D’accord, répondis-je.

— J’ai ramassé les CD là où tu les as fait tomber l’autre jour, poursuivit-elle, et je les ai classés par prix.

— Je vais les écouter ce soir, dis-je.

Bien que Rita parût toujours fâchée, la routine du soir finit par prendre le dessus et la calmer ; elle se mit à la cuisine et au ménage tandis que j’écoutais une série de groupes de rock jouer la Danse des canards et autres tubes. Je suis sûr qu’en temps normal cette séance m’aurait autant amusé qu’une rage de dents, mais étant donné que je ne savais pas comment m’occuper, de toute façon, j’écoutai consciencieusement la série de disques, et bientôt il fut l’heure d’aller au lit.

À une heure du matin, la musique revint, pas celle de la Danse des canards, bien sûr. Non, les tambours et les trompettes, ainsi qu’un chœur de voix qui déferla dans mon sommeil, m’emportant jusqu’aux cieux ; je me réveillai étendu sur le sol, avec l’écho qui résonnait encore dans ma tête.

Je restai allongé par terre un long moment, incapable de former une seule pensée cohérente sur ce qui venait de se passer, mais craignant de me rendormir de peur que cela ne recommence. Je finis tout de même par me recoucher, et je suppose que je dormis malgré tout, puisqu’il y avait de la lumière lorsque j’ouvris les yeux et du bruit en provenance de la cuisine.

C’était le samedi matin, et Rita avait préparé des pancakes aux myrtilles, heureuse indication d’un retour à la normale. Cody et Astor s’attablèrent avec enthousiasme, et n’importe quel autre matin j’aurais fait de même. Mais ce n’était pas un matin comme les autres.

Il fallait que le choc soit extrême pour que Dexter perde l’appétit. La merveilleuse machine que je suis requiert d’être en permanence rechargée en carburant. Les pancakes de Rita constituaient à ce titre un combustible de première qualité, et pourtant plusieurs fois je me retrouvai en train de fixer la fourchette à mi-chemin entre l’assiette et ma bouche, sans parvenir à rassembler l’énergie nécessaire pour achever mon geste.

Très vite, tout le monde eut fini alors que je contemplais toujours mon assiette à moitié pleine. Même Rita remarqua que quelque chose clochait dans le domaine de Dexter.

— Tu n’as presque rien avalé, me dit-elle. Ça ne va pas ?

— C’est cette affaire au boulot, répondis-je, ne m’écartant pas trop de la vérité. Je n’arrête pas d’y penser.

— Ah. Tu es sûr que…? Enfin, je veux dire, c’est très violent ?

— Ce n’est pas ça, répliquai-je, ne sachant trop ce qu’elle voulait entendre. C’est surtout très… mystérieux.

— Parfois si on arrête de penser à quelque chose pendant un moment, la réponse finit par s’imposer d’elle-même.

— Tu as peut-être raison, répondis-je, ce qui n’était pas le fond de ma pensée.

— Tu veux finir ton assiette ? demanda-t-elle.

Je baissai les yeux vers la pile de crêpes à moitié mangées et l’espèce de mélasse figée. D’un point de vue objectif, je savais qu’elles étaient délicieuses, mais en cet instant précis elles paraissaient aussi appétissantes qu’un tas de vieux journaux mouillés.